Cet article fait suite au précédent où j’introduisais
l’œuvre photographique incroyable d’Edward Sheriff Curtis par l’intermédiaire
de quelques uns de mes dessins. En effet, sensible à l’Histoire dramatique qui
s’est abattue sur le peuple indien d’Amérique du Nord, j’ai voulu rendre
hommage à quelques personnes en particulier grâce au travail colossal d’Edward
S. Curtis. Un homme d’une énergie incroyable qui a suivi ses intuitions et
perçu la tragédie de l’Histoire qui allait anéantir une civilisation tel un
tsunami ravageant tout sur son passage.
Dans sa biographie intitulée L’attrapeur d’ombres
Timothy Egan nous précise que Curtis n’était pas un militant, ne faisait pas de
politique mais voulait juste faire des photos d’indiens : « Le
jeune Curtis perçoit l’importance de ce monde voué à disparaître : il
comprend soudain qu’en saississant ses dernières heures, il obtiendra un
document précieux et durable. » (p. 35)
PRINCESSE ANGELINE
Princesse Angeline |
Lorsqu’il rencontre Princesse Angeline, fille du chef indien
Seattle, c’est la révélation ; elle symbolise tous ses sentiments du
moment liés au peuple indien. A l’époque où il la rencontre, elle est agée et
est connue de bien des gens. Elle vit dans une cabane misérable et ne souhaite
pas en changer. On dit qu’elle est la dernière survivante indienne de Seattle.
Elle a du caractère et se défend contre les enfants qui l’importunent :
elle garde des cailloux dans sa poche pour se défendre. Curtis parvient à
l’emmener dans son studio de photos pour un portrait en échange d’un dollar... quelques
mois avant sa mort. Timothy Egan précise : « Des nombreuses prises
et de l’alchimie du développement émerge un visage aux yeux plissés capables de
vous transpercer. Une touffe de cheveux argentés dépasse de son foulard. Les
lignes du visage sont si profondes, si marquées, qu’elles évoquent les
cicatrices d’un combat au couteau, comme si elles avaient été sculptées. Les
coins de la bouche sont affaissés. Curtis éclaire suffisamment les pommettes et
le nez pour faire ressortir les yeux tristes et sombres, comme tournés vers une
autre époque […] Dans le coin inférieur de la photo pointe le pommeau de la
canne d’Angeline. Il faut manquer d’humanité pour ne pas voir l’humanité de ce
visage. » (p. 32) Elle décèdera dans sa cabane le 31 mai 1896 et fera
la une du journal du matin de la ville, le Seattle Post-Intelligence
avec un croquis semblable à la photo prise par Curtis et cette phrase
« Angeline n’est plus/La vieille princesse indienne/Accède au monde des
esprits » On lui fait honneur, on l’enterre au cimetière, on lui dresse
une pierre tombale avec un poème court « Ici repose Angeline. Reine
indienne. Vieille, sage et ridée » et une rue reçoit son nom. Le décès de
Angeline est le signe pour Curtis d’un événement beaucoup plus ample qu’il faut
saisir au plus vite : « Pour Curtis, Angeline marque le début de
l’odyssée photographique la plus vaste, la plus complète et la plus ambitieuse
de l’histoire américaine. » Avant son décès, elle lui confie qu’il
existe des indiens qui essaient de vivre discrètement aux abords de la ville. Il
garde en mémoire cette information, part les rencontrer et d’indiens en
indiens, il accumulera des photos prises en extérieur démontrant leur vite
quotidienne. Il a la personnalité qui convient pour approcher les Indiens. Il
n’est pas offensif, il s’explique auprès d’eux et ils finissent par lui faire
confiance. La relation passe bien, il sait se faire accepter tel un ethnologue
désirant observer une tribu...
CHEF JOSEPH (1840-1904)
Chef Joseph |
En 1903, chef Joseph est présenté à Curtis grâce à Edmond S.
Meany, professeur d’histoire de l’université de l’Etat de Washington, fasciné
par le monde indien. Voilà sept ans que Princesse Angeline est morte et
l’arrivée d’un Indien dans la grande ville de Seattle est un événement pour la
presse. T. Egan écrit : « Et le vieux chef trouve une oreille
attentive en Curtis. Ils ont la même taille, plus d’un mètre quatre-vingts,
malgré les trente années qui les séparent. Curtis interroge Joseph sur sa
coiffure : une frange ramenée en arrière, qui s’élève bien au-dessus du
front, et de longues nattes qui retombent sur sa poitrine. Chez les Nez-Percés,
répond-il, quiconque a beaucoup combattu, ou scalpé un homme vivant, est
autorisé à arborer ces marques de fierté et d’ostentation. » (p. 90)
Chef Joseph, après des hésitations, finira par accepter d’être pris en photo
par Curtis. Curtis perçoit de la lassitude chez le chef indien dûe à toutes ses
dernières années de fatigue, d’exil dans une réserve (Etat de Washington) loin
de sa région natale (des monts Wallona), de batailles administratives perdues,
de contrariétés… « Le Chef semble usé, plus vieux que son âge, sombre,
et le photographe a le sentiment qu’il n’y a plus beaucoup de vie en lui. […]
Un second portrait le présente sans coiffe, révélant sa frange surélevée. La
lumière est moins diaphane, plus dure, les yeux sont intenses et les sourcils,
toujours froncés, évoquent une certaine empathie. La photo révèle encore mieux
la topographie du visage extraordinaire de Joseph : cicatrices et
entailles, lignes saillantes formées par un chagrin tenace. Il porte deux
boucles d’oreilles en coquillages, chacune plus grosse qu’une pièce de un
dollar. Cette photogravure, également baptisée Joseph – Nez Percé, a de
multiples dimensions et transmet de multiples émotions : ce regard, ces
yeux, ces cheveux, cette bouche. Elle est sans merci, sans artifice mais pleine
de vie, bien que la fin du chef soit proche. » (p. 94-95)
Chef Joseph décèdera le 21 septembre 1904. Dans un courrier
Curtis fait part de ses sentiments : « Eh bien, notre vieil ami
Chef Joseph s’est éteint, écrit Curtis à Meany quelques semaines plus tard. Son
interminable combat pour retourner sur la terre de ses ancêtres a pris fin.
Pour une raison étrange, la vie et la mort du vieil homme m’inspirent plutôt un
sentiment de tristesse. » (p. 95-96) Suite aux réactions de son décès,
Curtis écrira : « […] je persiste à croire qu’il était l’un des
plus grands hommes qui aient jamais vécu. » (p. 96) Un bel hommage
rendu à un homme dont la voix n’a pas été entendue dans ce qu’elle avait de
plus important à dire pour la survie de son peuple… L’époque faisait aussi que
la curiosité des gens était manifestement portée par une vision « exotique »
de l’Indien dans la ville sur des sujets qui n’avaient guère d’importance pour
les Indiens d’où des réponses dites trop brèves ou inconsistantes aux yeux des
autres. Delà, une certaine déception et un fossé entre deux civilisations bien
différentes…
En 1905, le corps de
Chef Joseph est déplacé afin de lui rendre un vrai hommage. Curtis est présent
et se charge de la tâche la plus lourde envers son ami : « Le 20
juin 1905, à Nespelem, Washington, Curtis aida à enterrer une deuxième fois son
ami Chef Joseph, grand leader des Nez-Percés, avec qui Curtis avait passé
beaucoup de temps lors de la préparation du texte pour le volume 8. Joseph
était mort au mois de septembre de l’année précédente d’une maladie cardiaque
et avait été mis dans une tombe provisoire tandis que la State Historical
Society préparait une sépulture adéquate, peut-être pour compenser dans une
certaine mesure le mal que lui avaient fait les hommes blancs de son vivant.
Fait de marbre, le monument représentait Joseph et portait
son nom indien, Hin-mah – too-yah-lat-kekt, qui signifie « Tonnerre
Grondant dans les Montagnes », ainsi que son nom anglais.
Avant les cérémonies, conduites par Edmond S. Meany,
professeur d’histoire à l’université de Washington – que Joseph appelait
« Trois Couteaux » -, certains préliminaires étaient indispensables.
Curtis, qui apparemment avait assisté au premier enterrement, les décrivit
quarante-cinq ans plus tard à Melle Leitch.
« Il y a longtemps de cela, écrivit-il, j’ai
participé deux fois à l’inhumation du chef. Afin de pouvoir l’enterrer à
nouveau, il fallait le sortir de sa tombe. C’est moi qui fis le plus gros du
travail. C’était une journée très chaude et les nobles hommes rouges
dirent : « Laissez les Blancs creuser la tombe. Ils s’y connaissent. » .»
(L’Amérique indienne, de Edward S. Curtis, texte de Florence Curtis
Graybill & Victor Boesen, Albin Michel, 1992, page 32)
Dessins réalisés à partir des photographies de Edward S. Curtis par Catherine Pulleiro