vendredi 25 août 2017

A Chantal Mauduit !

"Evoluer lentement dans la neige, s'époumoner au coeur de l'oxygène rare représente de prime abord un effort physique démesuré. Sa mesure céleste, elle, est incommensurable. Elle n'a d'égale que l'aura du sage." Chantal Mauduit


L’hirondelle blanche…

Partout on racontait qu’il existait un paradis céleste dans l’Univers où vivaient les âmes des morts les plus illustres et les plus sages. On disait aussi que ce lieu se situait à très haute altitude dans un endroit méconnu des êtres humains car personne n’avait pu y accéder de son vivant. On avait pourtant la certitude de son existence car des gens d’origines diverses avaient pu témoigner de cette même histoire qui leur était apparue dans un rêve éblouissant...

Ces personnes parlaient toutes de la présence de vastes champs bien verts dont les épis de riz se balançaient au vent sous un soleil éclatant. Là-haut, disaient-ils, aucun nuage ne venait obscurcir la belle luminosité qui illuminait les rizières de toute part. Le ciel, paraît-il, d’un bleu clair limpide assurait la protection des âmes joyeuses qui virevoltaient au-dessus des épis verts et déployaient leurs petites ailes de mouvements vifs et rapides. C’était le paradis des hirondelles blanches dont leur queue d’une incroyable finesse se manifestait sous la forme de deux fils très minces terminés par une petite plume ronde... Le vol des hirondelles s’apparentait à un ballet tous azimuts étincelant de blancheur qui détenait sa vigueur de l’éclat de la lumière du jour, du beau ciel bleu et du vert intense des rizières. Sans ces trois éléments vitaux qui interagissaient la survie des âmes des morts ne pouvait être assurée. Il régnait donc une animation constante de gaieté au paradis céleste…

Des hommes effrontés avaient bien tenté de découvrir le secret des âmes des morts mais aucun n’y était parvenu : des alpinistes expérimentés avaient gravi sans résultat les plus hautes cimes de la planète. Certains n’en étaient pas revenus : ils avaient tout bonnement disparu... D’autres avaient atteint des sommets dans de terribles douleurs et maintes frayeurs mais ils n’avaient pas vu le paradis céleste. Ils parlaient tout au plus d’hallucinations diverses dont ils avaient fait l’objet au cours de leur épuisante ascension mais aucun d’entre eux n’avait fait allusion aux champs de riz inondés de lumière. Il y avait eu aussi des amateurs imprudents qui s’étaient lancés sur des montées vertigineuses malgré leur manque de préparations. Bref, il s’en était suivi des catastrophes plus grandes les unes que les autres : des hommes précipités dans le vide ou d’autres ensevelis sous une avalanche. Parfois, des cordées entières perdues à jamais sur telle ou telle pente abrupte ou crevasse géante à une altitude imprécise...

Des pays commencèrent alors à réagir face à ces grandes tragédies qui brisaient des familles entières. On protestait qu’il fallait interdire les plus hautes ascensions et que le paradis céleste était bien trop sacré pour être découvert. De leur côté, les plus grands devins affirmaient que le secret ne pouvait être dévoilé sous peine d’une énorme calamité qui s’abattrait sur l’humanité.
A la suite de cette agitation, une accalmie se fit ressentir un peu partout dans le Monde. On finit par croire que les montagnes étaient bel et bien sacrées et qu’il était inconcevable de les escalader à tout bout de champ. Les hommes comprirent que leur comportement avait été irresponsable et qu’ils auraient dû sans remettre à la Nature avant d’entreprendre toute ascension périlleuse. On pensa alors que les montagnes avaient manifestement démontré leur terrible colère et qu’il fallait dorénavant les respecter davantage et surtout, qu’il devenait urgent, dans un ensemble plus vaste, de saisir l’ordre et les sommations de la Nature. Avait-on pris soin d’honorer la montagne par une offrande ou une prière ? Avait-on bien « lu » les signaux de la montagne (comme on lit un livre) avant de la fouler ? Certains n’en avaient même pas eu conscience : ils foulaient la montagne comme ils foulaient leur pays mais les codes n’étaient assurément pas les même ! Ils ne prenaient pas soin de « lire l’invisible » et enfreignaient par ignorance d’innombrables lois de la Nature ! Arrivait alors le pire et de multiples questionnements surgissaient un peu partout dans le Monde… Qu’allaient-elles devenir ces âmes perdues ? Connaîtrons-nous un jour leur destinée ? Est-ce que le paradis céleste en accepterait-il certaines ? Toutes ces interrogations et bien d’autres encore restèrent sans réponse au plus grand désarroi des populations…

Par prudence, les hommes s’assagirent face aux proportions incroyables qu’engendraient tous ces drames. Ils prirent soin tout d’abord de ne plus éveiller les colères de la montagne mais les tragédies humaines se répandirent encore par intermittence malgré leur forte diminution. Puis, une bonne résolution fut enfin prise : l’ascension de la montagne ne devait plus être liée à la recherche du paradis céleste. Ce dernier avait, en effet, éprouvé toute l’humanité sans résultat. Les objectifs devinrent alors tout autres. On escaladait maintenant la montagne pour le plaisir de la découverte ou pour entretenir sa santé. On y allait seul, entre amis ou en famille. On faisait des randonnées à basse altitude. Le soir venu, on reprenait le chemin du retour ou on restait dans un refuge… on plaisantait et on se racontait des histoires autour d’un bon plat…

Mais les grands alpinistes et les sportifs de l’extrême ne l’entendaient pas ainsi. Ils rêvaient tous, sans exception, d’un tout autre dessein : ils voulaient, disaient-ils, « toucher les étoiles » sur les plus hautes cimes, quitte à en souffrir… Outre leur immense respect de la Nature et leur faculté à bien « lire » la montagne, leur sort dépendait malgré tout d’événements imprévisibles et de prises de risque énormes durant leur longue ascension. Leur fin pouvait être tragique (ils le savaient) mais ils affrontaient leurs peurs avec le plus grand courage… C’étaient les plus irréductibles...

Un jour, un tonnerre d’appels retentit dans le paradis céleste, tout là-haut à une altitude indéfinie, et les hirondelles blanches qui volaient gaiement en tous sens au ras des épis de riz se regroupèrent soudainement et quittèrent les champs de riz pour un vol au-delà des cieux. Elles avaient eu le temps d’accumuler suffisamment d’énergie pour entreprendre un bel envol et pouvaient se passer momentanément de la belle luminosité des champs. Elles avançaient de manière très coordonnée tout en émettant de petits cris brefs qui leur permettaient de se reconnaître. Ce genre de sortie leur arrivait parfois lorsque l’âme d’un mort devait reprendre forme dans le corps d’une personne. Un phénomène étrange se produisait alors et une hirondelle était désignée pour influer une destinée. Cette fois-ci, l’une d’entre elles fut touchée par une minuscule météorite et fut propulsée à des milliers et des milliers de kilomètres plus bas en direction de la Terre tandis que la masse immaculée de ses compagnons de route reprenait déjà le chemin du paradis céleste. Sans indications apparentes, l’hirondelle sembla connaître son chemin...
Après une très longue descente, elle tomba inerte dans le nid abandonné d’un cerisier dont les branches étaient remplies de petites grappes rouges. L’arbre se trouvait au beau milieu d’un jardin qui appartenait à une famille modeste de quatre enfants. L’aînée des enfants avait dix-sept ans et venait de temps à autre secouer l’arbre pour savourer de belles cerises. Ce jour-là, quel ne fut pas sa surprise lorsqu’elle vit une hirondelle blanche tomber à ses pieds parmi les cerises ! Dans un premier temps, elle se pencha stupéfaite au-dessus de l’hirondelle pour mieux l’observer. Voyant qu’elle ne bougeait pas, elle la prit avec sa main droite et la déposa délicatement dans sa main gauche. Ses petites pattes étaient raides et son corps était figé sans aucune blessure. De son index, elle toucha son bec et le caressa tout en s’apitoyant sur son sort. C’est alors que l’âme du mort vint à la rencontre de la jeune fille et prit possession d’elle tout en douceur. La jeune fille ne sentit absolument rien et continua à s’interroger sur le malheur de ce pauvre oiseau. Puis,  elle sortit un mouchoir en papier de sa poche et l’enroula autour de l’hirondelle, creusa un petit trou au fond du jardin et l’ensevelit d’un air triste. Elle ne pouvait malheureusement pas s’éterniser trop longtemps en ce lieu car elle devait passer un concours d’arts graphiques qui l’emmènerait au Japon si elle faisait partie des trois premiers gagnants. La mort de l’oiseau l’avait un peu affectée mais elle essaya de surmonter rapidement  ses émotions. Les minutes continuaient à s’écouler et il fallait absolument se rendre au plus vite au concours… Tant pis pour les cerises, ce sera pour une autre fois, se dit-elle.

Arrivée dans la grande salle qui était réservée à l’épreuve, elle choisit au hasard un petit papier posé dans une corbeille en rotin. Elle le déplia tout en se dirigeant vers une table libre et lut la phrase suivante : « Dessinez ce qui vous passe par la tête. » Elle se dit qu’elle avait eu beaucoup de chance de tomber sur ce sujet. Elle s’assit alors à une place et commença à réfléchir aux différentes possibilités qui lui venaient à l’esprit. Pour une meilleure concentration elle ferma les yeux et son inspiration prit forme dans l’obscurité de ses paupières. Elle visualisait morceau par morceau, détail par détail son futur dessin. Elle voyait son bras s’avancer, se poser, se retirer, se décaler, se reposer… et tous les coups de crayons qui allaient élaborer son travail. Puis, elle gagna en assurance et en sérénité : elle était l’œuvre elle-même... Elle n’existait plus et plus rien n’existait autour d’elle. Le sujet lui apparaissait de façon nette : elle voulait rendre hommage à Chantal Mauduit et André Velter, son amoureux. Elle, qui ne connaissait rien à l’alpinisme, souhaitait mettre sur un même plan deux êtres qui s’aimaient éperdument. L’idée lui était venue subitement comme deux flashs : d’un côté le portrait qu’elle avait vu de l’écrivain sur son livre de poèmes intitulé «L’amour extrême » qu’il avait écrit pour sa bien-aimée disparue sous une avalanche alors qu’elle grimpait le Dhaulagiri (Népal) et de l’autre, en premier plan, Chantal Mauduit en ascension, piolet en main, sur une pente du mont Blanc. Et en arrière plan, des sommets enneigés reconnaissables uniquement par les spécialistes de la haute montagne. Tout ceci n’était pas simple et elle se demandait encore la raison de ce choix qui s’était imposé à elle comme une évidence. Aimait-elle la montagne ? Attendait-elle son grand Amour ? Etait-elle faite pour le Japon ? Elle avait la vie devant elle pour le savoir… Et pourquoi cet oiseau blanc venu s’échouer dans son jardin ? Vite, l’heure n’était plus aux questionnements, il fallait remporter le concours. Elle se concentra à nouveau, visualisa encore plus intensément les deux photos qu’elle avait en mémoire... Se souvenait-elle de tous les traits du visage de l’écrivain ? Pourra-t-on le reconnaître ? « Mince ! Quelle aventure, ce concours ! », murmura-t-elle. Et Chantal Mauduit cachée sous ses grosses lunettes de soleil et sa combinaison, qui saura que c’est bien elle ? On dirait une lionne des neiges avec ses cheveux en bataille. Mon dieu ! Elle me fait penser à l’hirondelle blanche de ce matin avec son bandeau blanc…  En fait, je la connais juste un peu grâce à son livre J’habite au paradis. Tiens ! Drôle de titre… Vite ! Je dois me reconcentrer… Un tas de pensées surgissait toujours dans son esprit... Puis, soudain, un surveillant passa dans l’allée centrale près de sa table et elle se replongea de plus belle dans son travail. Nouvelle concentration. Il fallait passer à l’étape du dessin, rendre concret tout ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même. Elle se demanda si le visage d’André Velter voudrait bien apparaître sur sa feuille car elle doutait sans cesse de ses capacités et pensait que cela dépendait en partie d’une quelconque magie dont elle ne maîtrisait pas tous les ressorts. A chaque fois, elle se retrouvait en proie à ce même sentiment. Dans le travail du portrait, elle reconnaissait que certains regards dégageaient une telle force mystérieuse qu’ils pouvaient attirer toute l’attention du monde. Pour les autres, c’est le visage dans sa globalité ou un détail particulier placé à un endroit précis qui faisait chavirer les cœurs et produisait un effet « d’altitude » sur leurs admirateurs. Dans la course aux visages, chacun y trouvait son compte selon ses propres goûts…
Au bout d’un certain temps, une femme signala l’heure avancée et la fin de l’épreuve sonna quelques minutes plus tard. Il fallut donc remettre son travail. La jeune fille écrivit son nom à l’arrière du dessin, rangea ses affaires et déposa sa feuille sur le bureau près de la porte de sortie. Les candidats étaient nombreux mais elle ne vit personne de sa connaissance…

Un mois plus tard, elle se pencha sur son ordinateur pour découvrir le nom des gagnants. Elle savait pertinemment que ses dessins n’étaient pas extraordinaires car elle ne s’y était jamais mise à fond et n’avait jamais pris de cours mais elle comptait sur son petit don naturel. Après quelques recherches sur le site de La Maison de la Culture du Japon à Paris, le résultat ne se fit pas attendre : elle s’aperçut qu’elle ne figurait pas parmi les trois gagnants. Elle ne découvrirait donc pas ce pays lointain qui l’attirait tant… Certes, elle était un peu déçue mais elle reconnaissait que ses efforts n’avaient pas été à la hauteur de l’attente du jury. Elle pouvait juste dire qu’elle y avait mis tout son cœur et c’était là, pour l’instant, l’essentiel à ses yeux... Sur son grand écran, elle découvrit émerveillée le travail des trois gagnants et se dit qu’elle devait dorénavant se donner tous les moyens possibles et imaginables pour réussir à atteindre ses prochains défis. Sa détermination devait être sans failles ! Telle était la leçon qu’elle avait retenue de cette épreuve… Un an plus tard, après avoir réussi brillamment le baccalauréat, elle apprit que son dossier d’inscription était accepté dans une école réputée de Tokyo pour y étudier les Arts graphiques. Elle était aux anges !
                                           
                                                           Petite histoire de Catherine Pulleiro
                                              
   Contact : clicshashin@hotmail.com



Quelques sources d’inspiration :

« Femmes d’aventure » de Catherine Reverzy, Odile Jacob, Paris, Janvier 2003.

« Elle grimpait sur les nuages » de Alexandre Duyck, Guérin Eds, Avril 2016.

« Vouloir toucher les étoiles » de Mike Horn, Pocket, Paris, avril 2017.

« Le sur-vivant » de Reinhold Messner, Points Aventure, Février 2017.

« L’amour extrême » d’André Velter, Poésie Gallimard, 2007.

« Lettre à un Inuit de 2022 » de Jean Malaurie, Fayard, Octobre 2015.

« Le petit prince » d’Antoine de Saint-Exupéry, Folio, Octobre 2003.

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