L’hirondelle blanche…
Partout
on racontait qu’il existait un paradis céleste dans l’Univers où vivaient les
âmes des morts les plus illustres et les plus sages. On disait aussi que ce
lieu se situait à très haute altitude dans un endroit méconnu des êtres humains
car personne n’avait pu y accéder de son vivant. On avait pourtant la certitude
de son existence car des gens d’origines diverses avaient pu témoigner de cette
même histoire qui leur était apparue dans un rêve éblouissant...
Ces
personnes parlaient toutes de la présence de vastes champs bien verts dont les
épis de riz se balançaient au vent sous un soleil éclatant. Là-haut, disaient-ils,
aucun nuage ne venait obscurcir la belle luminosité qui illuminait les rizières
de toute part. Le ciel, paraît-il, d’un bleu clair limpide assurait la
protection des âmes joyeuses qui virevoltaient au-dessus des épis verts et
déployaient leurs petites ailes de mouvements vifs et rapides. C’était le
paradis des hirondelles blanches dont leur queue d’une incroyable finesse se
manifestait sous la forme de deux fils très minces terminés par une petite
plume ronde... Le vol des hirondelles s’apparentait à un ballet tous azimuts étincelant
de blancheur qui détenait sa vigueur de l’éclat de la lumière du jour, du beau ciel
bleu et du vert intense des rizières. Sans ces trois éléments vitaux qui
interagissaient la survie des âmes des morts ne pouvait être assurée. Il régnait
donc une animation constante de gaieté au paradis céleste…
Des
hommes effrontés avaient bien tenté de découvrir le secret des âmes des morts
mais aucun n’y était parvenu : des alpinistes expérimentés avaient gravi sans
résultat les plus hautes cimes de la planète. Certains n’en étaient pas revenus :
ils avaient tout bonnement disparu... D’autres avaient atteint des sommets dans
de terribles douleurs et maintes frayeurs mais ils n’avaient pas vu le paradis
céleste. Ils parlaient tout au plus d’hallucinations diverses dont ils avaient
fait l’objet au cours de leur épuisante ascension mais aucun d’entre eux n’avait
fait allusion aux champs de riz inondés de lumière. Il y avait eu aussi des
amateurs imprudents qui s’étaient lancés sur des montées vertigineuses malgré
leur manque de préparations. Bref, il s’en était suivi des catastrophes plus grandes
les unes que les autres : des hommes précipités dans le vide ou d’autres
ensevelis sous une avalanche. Parfois, des cordées entières perdues à jamais
sur telle ou telle pente abrupte ou crevasse géante à une altitude imprécise...
Des
pays commencèrent alors à réagir face à ces grandes tragédies qui brisaient des
familles entières. On protestait qu’il fallait interdire les plus hautes
ascensions et que le paradis céleste était bien trop sacré pour être découvert.
De leur côté, les plus grands devins affirmaient que le secret ne pouvait être
dévoilé sous peine d’une énorme calamité qui s’abattrait sur l’humanité.
A
la suite de cette agitation, une accalmie se fit ressentir un peu partout dans
le Monde. On finit par croire que les montagnes étaient bel et bien sacrées et
qu’il était inconcevable de les escalader à tout bout de champ. Les hommes
comprirent que leur comportement avait été irresponsable et qu’ils auraient dû
sans remettre à la Nature avant d’entreprendre toute ascension périlleuse. On
pensa alors que les montagnes avaient manifestement démontré leur terrible colère
et qu’il fallait dorénavant les respecter davantage et surtout, qu’il devenait
urgent, dans un ensemble plus vaste, de saisir l’ordre et les sommations de la
Nature. Avait-on pris soin d’honorer la montagne par une offrande ou une
prière ? Avait-on bien « lu » les signaux de la montagne (comme
on lit un livre) avant de la fouler ? Certains n’en avaient même pas eu conscience :
ils foulaient la montagne comme ils foulaient leur pays mais les codes n’étaient
assurément pas les même ! Ils ne prenaient pas soin de « lire l’invisible »
et enfreignaient par ignorance d’innombrables lois de la Nature ! Arrivait
alors le pire et de multiples questionnements surgissaient un peu partout dans
le Monde… Qu’allaient-elles devenir ces âmes perdues ? Connaîtrons-nous un
jour leur destinée ? Est-ce que le paradis céleste en accepterait-il certaines ?
Toutes ces interrogations et bien d’autres encore restèrent sans réponse au
plus grand désarroi des populations…
Par
prudence, les hommes s’assagirent face aux proportions incroyables qu’engendraient
tous ces drames. Ils prirent soin tout d’abord de ne plus éveiller les colères
de la montagne mais les tragédies humaines se répandirent encore par
intermittence malgré leur forte diminution. Puis, une bonne résolution fut
enfin prise : l’ascension de la montagne ne devait plus être liée à la
recherche du paradis céleste. Ce dernier avait, en effet, éprouvé toute l’humanité
sans résultat. Les objectifs devinrent alors tout autres. On escaladait maintenant
la montagne pour le plaisir de la découverte ou pour entretenir sa santé. On y
allait seul, entre amis ou en famille. On faisait des randonnées à basse
altitude. Le soir venu, on reprenait le chemin du retour ou on restait dans un
refuge… on plaisantait et on se racontait des histoires autour d’un bon plat…
Mais
les grands alpinistes et les sportifs de l’extrême ne l’entendaient pas ainsi.
Ils rêvaient tous, sans exception, d’un tout autre dessein : ils voulaient,
disaient-ils, « toucher les étoiles » sur les plus hautes cimes, quitte
à en souffrir… Outre leur immense respect de la Nature et leur faculté à bien
« lire » la montagne, leur sort dépendait malgré tout d’événements
imprévisibles et de prises de risque énormes durant leur longue ascension. Leur
fin pouvait être tragique (ils le savaient) mais ils affrontaient leurs peurs
avec le plus grand courage… C’étaient les plus irréductibles...
Un
jour, un tonnerre d’appels retentit dans le paradis céleste, tout là-haut à une
altitude indéfinie, et les hirondelles blanches qui volaient gaiement en tous sens
au ras des épis de riz se regroupèrent soudainement et quittèrent les champs de
riz pour un vol au-delà des cieux. Elles avaient eu le temps d’accumuler suffisamment
d’énergie pour entreprendre un bel envol et pouvaient se passer momentanément
de la belle luminosité des champs. Elles avançaient de manière très coordonnée tout
en émettant de petits cris brefs qui leur permettaient de se reconnaître. Ce
genre de sortie leur arrivait parfois lorsque l’âme d’un mort devait reprendre
forme dans le corps d’une personne. Un phénomène étrange se produisait alors et
une hirondelle était désignée pour influer une destinée. Cette fois-ci, l’une
d’entre elles fut touchée par une minuscule météorite et fut propulsée à des
milliers et des milliers de kilomètres plus bas en direction de la Terre tandis
que la masse immaculée de ses compagnons de route reprenait déjà le chemin du
paradis céleste. Sans indications apparentes, l’hirondelle sembla connaître son
chemin...
Après
une très longue descente, elle tomba inerte dans le nid abandonné d’un cerisier
dont les branches étaient remplies de petites grappes rouges. L’arbre se
trouvait au beau milieu d’un jardin qui appartenait à une famille modeste de
quatre enfants. L’aînée des enfants avait dix-sept ans et venait de temps à
autre secouer l’arbre pour savourer de belles cerises. Ce jour-là, quel ne fut
pas sa surprise lorsqu’elle vit une hirondelle blanche tomber à ses pieds parmi
les cerises ! Dans un premier temps, elle se pencha stupéfaite au-dessus de
l’hirondelle pour mieux l’observer. Voyant qu’elle ne bougeait pas, elle la
prit avec sa main droite et la déposa délicatement dans sa main gauche. Ses petites
pattes étaient raides et son corps était figé sans aucune blessure. De son
index, elle toucha son bec et le caressa tout en s’apitoyant sur son sort. C’est
alors que l’âme du mort vint à la rencontre de la jeune fille et prit
possession d’elle tout en douceur. La jeune fille ne sentit absolument rien et
continua à s’interroger sur le malheur de ce pauvre oiseau. Puis, elle sortit un mouchoir en papier de sa poche et
l’enroula autour de l’hirondelle, creusa un petit trou au fond du jardin et
l’ensevelit d’un air triste. Elle ne pouvait malheureusement pas s’éterniser
trop longtemps en ce lieu car elle devait passer un concours d’arts graphiques
qui l’emmènerait au Japon si elle faisait partie des trois premiers gagnants. La
mort de l’oiseau l’avait un peu affectée mais elle essaya de surmonter
rapidement ses émotions. Les minutes continuaient
à s’écouler et il fallait absolument se rendre au plus vite au concours… Tant pis
pour les cerises, ce sera pour une autre fois, se dit-elle.
Arrivée
dans la grande salle qui était réservée à l’épreuve, elle choisit au hasard un
petit papier posé dans une corbeille en rotin. Elle le déplia tout en se
dirigeant vers une table libre et lut la phrase suivante : « Dessinez
ce qui vous passe par la tête. » Elle se dit qu’elle avait eu beaucoup de
chance de tomber sur ce sujet. Elle s’assit alors à une place et commença à
réfléchir aux différentes possibilités qui lui venaient à l’esprit. Pour une meilleure
concentration elle ferma les yeux et son inspiration prit forme dans
l’obscurité de ses paupières. Elle visualisait morceau par morceau, détail par
détail son futur dessin. Elle voyait son bras s’avancer, se poser, se retirer,
se décaler, se reposer… et tous les coups de crayons qui allaient élaborer son
travail. Puis, elle gagna en assurance et en sérénité : elle était l’œuvre
elle-même... Elle n’existait plus et plus rien n’existait autour d’elle. Le
sujet lui apparaissait de façon nette : elle voulait rendre hommage à
Chantal Mauduit et André Velter, son amoureux. Elle, qui ne connaissait rien à
l’alpinisme, souhaitait mettre sur un même plan deux êtres qui s’aimaient
éperdument. L’idée lui était venue subitement comme deux flashs : d’un
côté le portrait qu’elle avait vu de l’écrivain sur son livre de poèmes
intitulé «L’amour extrême » qu’il avait écrit pour sa bien-aimée disparue
sous une avalanche alors qu’elle grimpait le Dhaulagiri (Népal) et de l’autre, en
premier plan, Chantal Mauduit en ascension, piolet en main, sur une pente du
mont Blanc. Et en arrière plan, des sommets enneigés reconnaissables uniquement
par les spécialistes de la haute montagne. Tout ceci n’était pas simple et elle
se demandait encore la raison de ce choix qui s’était imposé à elle comme une
évidence. Aimait-elle la montagne ? Attendait-elle son grand Amour ?
Etait-elle faite pour le Japon ? Elle avait la vie devant elle pour le
savoir… Et pourquoi cet oiseau blanc venu s’échouer dans son jardin ? Vite,
l’heure n’était plus aux questionnements, il fallait remporter le concours.
Elle se concentra à nouveau, visualisa encore plus intensément les deux photos
qu’elle avait en mémoire... Se souvenait-elle de tous les traits du visage de
l’écrivain ? Pourra-t-on le reconnaître ? « Mince ! Quelle
aventure, ce concours ! », murmura-t-elle. Et Chantal Mauduit cachée
sous ses grosses lunettes de soleil et sa combinaison, qui saura que c’est bien
elle ? On dirait une lionne des neiges avec ses cheveux en bataille. Mon
dieu ! Elle me fait penser à l’hirondelle blanche de ce matin avec son
bandeau blanc… En fait, je la connais juste
un peu grâce à son livre J’habite au paradis. Tiens ! Drôle de
titre… Vite ! Je dois me reconcentrer… Un tas de pensées surgissait toujours
dans son esprit... Puis, soudain, un surveillant passa dans l’allée centrale près
de sa table et elle se replongea de plus belle dans son travail. Nouvelle
concentration. Il fallait passer à l’étape du dessin, rendre concret tout ce
qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même. Elle se demanda si le visage
d’André Velter voudrait bien apparaître sur sa feuille car elle doutait sans
cesse de ses capacités et pensait que cela dépendait en partie d’une quelconque
magie dont elle ne maîtrisait pas tous les ressorts. A chaque fois, elle se
retrouvait en proie à ce même sentiment. Dans le travail du portrait, elle
reconnaissait que certains regards dégageaient une telle force mystérieuse qu’ils
pouvaient attirer toute l’attention du monde. Pour les autres, c’est le visage
dans sa globalité ou un détail particulier placé à un endroit précis qui
faisait chavirer les cœurs et produisait un effet « d’altitude » sur leurs
admirateurs. Dans la course aux visages, chacun y trouvait son compte selon ses
propres goûts…
Au
bout d’un certain temps, une femme signala l’heure avancée et la fin de
l’épreuve sonna quelques minutes plus tard. Il fallut donc remettre son travail.
La jeune fille écrivit son nom à l’arrière du dessin, rangea ses affaires et déposa
sa feuille sur le bureau près de la porte de sortie. Les candidats étaient
nombreux mais elle ne vit personne de sa connaissance…
Un
mois plus tard, elle se pencha sur son ordinateur pour découvrir le nom des gagnants.
Elle savait pertinemment que ses dessins n’étaient pas extraordinaires car elle
ne s’y était jamais mise à fond et n’avait jamais pris de cours mais elle comptait
sur son petit don naturel. Après quelques recherches sur le site de La Maison
de la Culture du Japon à Paris, le résultat ne se fit pas attendre : elle s’aperçut
qu’elle ne figurait pas parmi les trois gagnants. Elle ne découvrirait donc pas
ce pays lointain qui l’attirait tant… Certes, elle était un peu déçue mais elle
reconnaissait que ses efforts n’avaient pas été à la hauteur de l’attente du
jury. Elle pouvait juste dire qu’elle y avait mis tout son cœur et c’était là,
pour l’instant, l’essentiel à ses yeux... Sur son grand écran, elle découvrit émerveillée
le travail des trois gagnants et se dit qu’elle devait dorénavant se donner
tous les moyens possibles et imaginables pour réussir à atteindre ses prochains
défis. Sa détermination devait être sans failles ! Telle était la leçon
qu’elle avait retenue de cette épreuve… Un an plus tard, après avoir réussi brillamment
le baccalauréat, elle apprit que son dossier d’inscription était accepté dans
une école réputée de Tokyo pour y étudier les Arts graphiques. Elle était aux anges !
Petite
histoire de Catherine Pulleiro
Contact :
clicshashin@hotmail.com
Quelques sources d’inspiration :
« Femmes d’aventure » de Catherine Reverzy, Odile
Jacob, Paris, Janvier 2003.
« Elle grimpait sur les nuages » de Alexandre Duyck, Guérin Eds, Avril 2016.
« Elle grimpait sur les nuages » de Alexandre Duyck, Guérin Eds, Avril 2016.
« Vouloir toucher les étoiles » de Mike Horn,
Pocket, Paris, avril 2017.
« Le sur-vivant » de Reinhold Messner, Points
Aventure, Février 2017.
« L’amour extrême » d’André Velter, Poésie
Gallimard, 2007.
« Lettre à un Inuit de 2022 » de Jean Malaurie,
Fayard, Octobre 2015.
« Le petit prince » d’Antoine de Saint-Exupéry,
Folio, Octobre 2003.
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