A l'heure où je vous parle notre personnage principal, un certain Kenji, se trouve probablement chez lui ou chez ses parents, plongé dans l'une de ses activités préférées c'est-à-dire la peinture, la lecture ou l'étude de la langue française. Kenji est un jeune japonais de 19 ans, grand, mince, d'apparence ordinaire... jusque-là rien de très formidable. Il avait pour habitude de se rendre à la bibliothèque municipale de la ville d'Osaka (Japon) pour consulter des manuels de français ainsi que des livres sur la littérature classique japonaise. Il avait en effet décidé de se cultiver seul, après avoir terminé ses études au lycée. De ce fait, il fréquentait régulièrement les différentes bibliothèques de la ville et passait des heures, plongé dans diverses lectures.
LA RENCONTRE
Un jour, alors qu'il se trouvait à la bibliothèque d'Osaka, il aperçut une jeune étrangère devant le rayon des livres consacré au Japon. Il en profita pour s'approcher discrètement et fit semblant de regarder des ouvrages à proximité. Du fait de sa grande taille, elle sentit soudain une présence masculine à ses côtés mais elle fit semblant de l'ignorer. Elle présuma tout simplement qu'il s'agissait d'un résident étranger (comme elle) qui venait s'informer sur le pays. Elle poursuivit donc son chemin vers le rayon des journaux et parcourut les gros titres d'un journal français.
Comme elle était de nature curieuse, elle voulut néanmoins découvrir le visage de la personne qui s'était approché d'elle. Elle lança alors un regard furtif vers l'endroit qu'elle venait de quitter mais elle ne vit personne. Elle pensa alors qu'il ne pouvait être bien loin car elle ressentait encore sa présence. Elle ne s'était pas trompée car, quelques secondes plus tard, il réapparut et entra dans son champ de vision. Alors, elle leva rapidement les yeux et découvrit qu'il était finalement Japonais. Ses cheveux noirs un peu longs cadraient son jeune visage. La jeune fille fut alors rassurée car il n'avait l'air ni d'un déséquilibré ni d'un grand dragueur... Le jeune homme s'apercevant qu'il avait été remarqué, contourna le rayon et disparut. Bon ! La jeune fille se plongea de nouveau dans les nouvelles françaises et alla s'installer à l'une des tables rondes située près des journaux. Alors qu'elle lisait quelqu'un vint s'asseoir en face d'elle mais elle ne prêta pas attention aux mouvements qui se faisaient autour d'elle. Quelques instants plus tard, pour décontracter ses yeux, elle leva la tête et découvrit le jeune homme assis juste en face d'elle. Elle était un peu intriguée par sa présence. Discrètement, elle se mit à le regarder, maintenant qu'il était beaucoup plus près. Son visage était net et ses cheveux, qui rebiquaient naturellement, l'amusèrent un instant : elle se mit à suivre les courbes de ses boucles et se perdit en rêve dans sa chevelure durant quelques secondes. Puis, elle se reprit et plongea dans sa lecture. A un moment, elle quitta la table pour faire quelques photocopies. De la machine, elle entendit soudain la sonnerie de son téléphone. Vite, elle accourut et remarqua le jeune homme qui la regardait. Elle en avait juste pris note car elle était trop affairée à chercher son portable dans un sac. Enfin, elle s'en empara et repartit vers la photocopieuse tout en parlant français à voix basse. Quand elle revint, le jeune homme était toujours là. Elle en était contente mais elle ne s'en préoccupa pas davantage car elle ne voyait pas vraiment l'intérêt de lui parler : cette situation commença cependant à l'intéresser. Le temps passait et elle continua à s'affairer vers les magazines français et revint les bras chargés. A un moment, le jeune homme se leva et réapparut avec quelques livres entre les mains. Alors qu'il se préparait à écrire avec mille soins, elle en profita rapidement pour parcourir des yeux les titres de ses ouvrages. Elle constata qu'il étudiait le français et comprit peu à peu son attitude générale. Mais, elle ne souhaitait pas entamer la conversation et laissa le temps s'écouler. Elle était cependant curieuse de savoir s'il allait lui adresser la parole alors elle attendit cet instant. Elle patienta un certain temps mais il ne se passait rien et cela commença à l'agacer. Elle réfléchit et trouva très étrange le fait qu'il se soit manifesté autant auparavant pour finalement se murer dans le silence si proche l'un de l'autre. Elle était persuadée que s'il s'était manifesté autant, c'est qu'il avait des choses à dire et qu'il n'était pas vide de personnalité. Alors, elle finit par reconsidérer les événements et pensa que l'autre moitié du chemin, celui qui le mènerait à lui, lui incombait. Alors qu'il écrivait sur son cahier, elle lui dit soudain : "Vous parlez Français ?". Il se redressa, rougit et répliqua "un peu ! " en faisant le geste du pouce et de l'index qui se reserrent. Comme il esquissa au même moment un sourire, elle pensa qu'il devait être content qu'elle ait débuté la conversation. C'est alors que les mots se délièrent et que la conversation fut lancée pour plusieurs heures. Le jeune homme avait un français plutôt limité mais elle s'intéressait à ce qu'il disait et profitait de cette occasion pour découvrir les lignes de son visage. La courbe de ses yeux la subjuguait à merveille et elle ne cessait de le regarder. Soudain, une jeune japonaise vint s'asseoir à leur table et prit part à la conversation en venant en aide au jeune homme et en traduisant les paroles de la jeune française. Par conséquent, la conversation s'élargit et devint encore plus passionnante, chacun se découvrant l'un et l'autre. Le jeune japonais était bavard et la jeune française posait des questions comme "l'eau d'un puit que l'on sort après plusieurs jours de soif".
LE JEUNE KENJI
Kenji avait bien impressionné la jeune française (Clémence) au cours de ce premier échange car il s'était livré de façon naturelle : il avait parlé de ses goûts et de sa vie en toute simplicité. De temps à autre, lorsqu'il avait trouvé les questions trop embarrassantes, il avait donné une réponse assez vague ou avait lancé une phrase qui démontrait qu'il n'avait pas l'intention de se dévoiler davantage. Alors, Clémence n'insistait pas. Elle recevait ce qu'il avait envie de dire et appréciait son attitude parfois réservée. Elle trouvait que son charme en était même augmenté.
L'échange s'intensifia lorsqu'il lui parla d'un tableau de deux mètres de long environ qu'il avait réalisé en trois mois à l'âge de 17 ans. Sans le vouloir, il venait de "toucher le coeur" de Clémence. Il lui en donna les détails en expliquant qu'il avait peint une femme allaitant son enfant, entourée de deux animaux en colère mais il n'avait pas souhaité donner davantage de précisions. Il avait cependant compris qu'elle avait un grand intérêt pour la peinture car elle lui avait posé énormément de questions. Pour se faire mieux comprendre, il avait bien accepté de lui griffonner rapidement son tableau sur un bout de papier car elle n'était pas arrivée à se le représenter mentalement : la barrière de la langue ne facilitait pas toujours leur compréhension mutuelle ! Elle apprit qu'il avait peint sur une planche en bois d'une seule pièce et qu'il avait dû la transporter sur son dos dans le métro d'Osaka vers cinq heures du matin pour ne pas être arrêté par la police et qu'il l'avait amenée ainsi jusqu'à son domicile. Le courage et le grain de folie de Kenji étonnèrent beaucoup Clémence car elle s'était faite une image bien réglée du Japon.
Un autre détail fit que Kenji "entrait dans le coeur" de Clémence. Il lui raconta qu'il avait parcouru une bonne partie du Japon en auto-stop durant l'année. Il avait voyagé ainsi pendant 26 jours et était monté dans une quarantaine de voitures pour accomplir son périple. Il ne lui était resté plus un sou en poche, s'était fait hébergé chez différentes personnes et avait même demandé à un vieillard de lui donner son vélo pour faire le dernier trajet qui lui restait jusqu'à son domicile. Sur le chemin du retour la police l'avait arrêté croyant qu'il avait volé un vélo (les vélos sont immatriculés au Japon lors de l'achat et il est possible de connaître le nom de son propriétaire). Voilà ! Il parla de tout cela à Clémence : de son voyage, des régions qu'il avait traversées et des gens qui l'avaient aidé. Elle avait fini par le trouver très différent des autres garçons qu'elle avait pu croiser jusqu'à présent. A ne pas en douter : il avait de la personnalité. Il lui avait raconté l'histoire de son tableau avec beaucoup de sérieux tout en émettant parfois quelques réserves et cela lui avait plu. Il s'était lancé sur l'histoire de son voyage et l'avait surprise par ses exploits. Elle avait aussi apprécié son audace lorsqu'il s'était manifesté pour la première fois : elle avait tellement l'habitude des Japonais timides qui n'osent pas s'asseoir à côté d'elle dans le train ou de ceux qui se contentent de la regarder discrètement mais n'osent jamais l'aborder que ce jeune homme apparaissant si à l'aise, l'avait beaucoup impressionnée. Elle avait noté un autre détail qui lui semblait important : il n'avait pas peur de croiser son regard et de tenir son regard pendant leur conversation. Elle avait donc eu l'impression d'avoir perdu son apparence d'étrangère et cela lui fit très plaisir car elle avait eu cette impression d'être traitée d'égal à égal. Cela faisait bientôt deux ans qu'elle se trouvait au Japon et elle était arrivée à un point où son physique d'étrangère lui pesait énormément. Elle était parvenue à la conclusion qu'on ne s'intéressait pas à elle mais à sa langue d'origine. Elle entendait bien trop souvent sur son passage le mot "gaïjin" qui signifie "étrangère", à croire que les étrangers sont des oiseaux rares au pays du Soleil Levant. Elle avait également eu un désaccord avec l'une de ses amies japonaises qui avait fait preuve d'autorité envers elle, devant d'autres Japonais et cela l'avait beaucoup choquée. Elle n'avait pas compris ce que son amie japonaise avait voulu prouver aux autres... Enfin, elle se sentait parfois l'objet ou la marrionnette des uns et des autres et cela commençait à lui peser fortement.
Kenji avait donc croisé sa vie à un moment où elle était d'humeur assez maussade et cela expliquait pourquoi elle n'avait pas voulu se lancer précipitamment dans leur premier échange. Elle s'était questionnée sur le genre de relations qui allait s'instaurer entre eux. Mais ce jeune japonais avait réussi à "entrer dans son coeur" en parlant de lui et du Japon. Il lui avait ouvert une porte sur sa vie tout en restant humble. De son côté, elle lui avait expliqué quelques mots et points grammaticaux en français. Il avait fait de même en langue japonaise et elle comprit qu'il ne s'intéressait pas uniquement à sa langue maternelle, ce qui lui fit énormément plaisir... Parce qu'il lui avait consacré du temps en lui expliquant quelques rudiments de la langue japonaise, elle s'était dit qu'il devait être honnête et qu'elle souhaiterait le revoir.
PREMIER RENDEZ-VOUS
Quelques jours plus tard, Clémence appela au numéro qu'il lui avait laissé car elle souhaitait le rencontrer à nouveau et échanger un cours de langue. Quelqu'un décrocha le téléphone et elle crut un instant que c'était Kenji mais une voix grave plutôt sèche lui fit comprendre qu'elle se trompait. En fait, Kenji n'était pas chez ses parents alors elle répondit à son interlocuteur qu'elle rappellerait sans doute le lendemain.
Le lendemain, alors qu'elle se trouvait dans le train, son téléphone sonna et à sa grande surprise, elle entendit la voix de Kenji. Elle fut très contente de son appel mais elle n'en revenait pas de l'avoir au bout du fil... Généralement, ses amis japonais ne l'appelaient pas parce qu'ils trouvaient trop impressionnant le fait de parler français au téléphone. C'est pour vous dire l'énorme surprise et la joie qu'elle eut quand elle entendit Kenji. Plus tard, elle en parla même à une amie française... Elle en profita pour lui demander d'apporter une de ses peintures car elle était curieuse de savoir comment il maniait le pinceau. Elle ajouta qu'elle lui montrerait ses photos du Japon. Leur conversation fut assez courte car il était difficile de parler français par téléphone, chacun avait des connaissances linguistiques assez limitées en français ou en japonais.
Comme pour leur première rencontre, ils se retrouvèrent à la bibliothèque d'Osaka. Il l'attendait devant les journaux français mais il était de dos quand elle l'aperçut, alors elle n'était pas bien sûre que c'était lui. Quand il se retourna, son regard croisa celui de Clémence et tous deux étaient contents de se revoir.
Ils discutèrent plusieurs heures tout en s'aidant du dictionnaire. Soudain, un Japonais qui passait par là, attiré par le son de la langue française, vint gentiment les interrompre. Il parlait un bon français. A un moment, il fit remarquer à Clémence que Kenji était jeune mais elle ne comprit pas bien le sens de la remarque. Kenji, lui, resta neutre durant la conversation, il se contenta simplement d'acquiescer ce que l'homme disait. Clémence fit de même. L'homme comprit alors qu'il devait les laisser. Ils reprirent alors leur échange. Clémence tendit quatre cartes postales à Kenji pour les lui offrir car elle s'était rappelée qu'il s'intéressait à la littérature française : l'une comportait le portrait d'Emile Zola et l'autre celui de Baudelaire, toutes deux accompagnées de leur résidence parisienne. Les deux autres concernaient le peintre Claude Monet. De son côté, Kenji avait pensé aussi à lui apporter une petite surprise. Il lui tendit une enveloppe marron où était inscrit Fujicolor Print. Elle se demanda ce que cela pouvait être : elle l'ouvrit et reconnut le fameux tableau (photo 1) qu'il avait peint deux ans plus tôt. Elle en fut tellement émue qu'elle n'arriva pas à le regarder dans le bon sens alors il lui vint en aide. Après quelques secondes, elle retrouva ses esprits et reconnut ce qu'il avait tenté de lui expliquer quelques jours auparavant. Elle était heureuse d'avoir ce qui comptait cher au coeur du jeune homme. Sur la photo apparaissait une date très récente, elle comprit qu'il l'avait faite spécialement pour elle, et elle en fut très honorée. Elle était aussi éblouie par son travail (sa technique picturale). Elle lui dit qu'il fallait continuer la peinture mais il ne répondit rien à cela. Elle sortit ensuite ses photos argentiques tirées sur papier. Elles représentaient des enfants pris au cours de différentes fêtes japonaises. Il lui demanda pourquoi elle s'intéressait aux enfants mais elle ne sut quoi répondre. Il lui dit alors que les enfants étaient très naturels et désintéressés contrairement aux adultes. Clémence fit juste un signe de la tête pour lui signifier son accord.
Kenji proposa ensuite à Clémence d'aller déjeuner quelque part. Elle en fut un peu surprise mais accepta avec joie car elle commençait à avoir faim. Ils sortirent ensemble de la bibliothèque et prirent la direction de la bouche de métro la plus proche mais ils n'avaient pas encore choisi leur destination. En réalité, l'un et l'autre ne voulaient pas imposer sa décision. Finalement Kenji choisit la station de métro "Umeda" par commodité à la jeune française (elle n'habitait pas trop loin d'ici). Ils se retrouvèrent donc sur le quai à attendre la venue du métro et tous deux étaient assez intimidés de se retrouver libres dans un nouveau décor, bien différent du cadre formel de la bibliothèque. Clémence essaya de meubler le silence en parlant de réalisateurs célèbres. Une fois dans le wagon, étant donné qu'ils parlaient français, les gens les regardaient avec discrétion. Elle se dit alors qu'il devait apprendre à être regardé s'il désirait la rencontrer. Elle, elle avait l'habitude des regards en coin qui s'éclipsaient dès qu'elle tournait la tête... Ce jour-là, quand ils se quittèrent, Kenji avait un grand sourire sur le visage...
LA BLESSURE
La semaine suivante, Clémence lui téléphona à nouveau pour une seconde entrevue. Elle tomba sur son frère cadet qui lui répondit qu'il n'était pas là, alors elle raccrocha tout simplement. Environ deux à trois heures plus tard, Kenji la rappela et s'excusa de son absence en lui expliquant qu'il se trouvait dans sa petite maison (sans ligne téléphonique).
Kenji avait, en effet, une maison qu'il louait pour la somme modique de 115 euros (soit 15.640 yens) par mois. Dès leur première rencontre, il lui avait parlé de cette petite bicoque très vieille située à dix minutes à pied du pavillon de ses parents. Il aimait se retrouver dans son refuge où il s'adonnait à la peinture et lisait tranquillement des livres. Il lui avait également précisé que son fameux tableau s'y trouvait...
Au téléphone, ils convinrent donc d'un rendez-vous. Clémence choisit la bibliothèque comme lieu de rencontre tandis qu'il choisit l'heure qu'il fixa à dix heures du matin. Ce jour-là, Clémence mit un chemisier fleuri, un pantalon beige et des sandales légères. Kenji se vêtit simplement avec un jean, un tee-shirt blanc et des chaussures de détente très japonaises. Quand elle le rencontra, il était assis sur un muret devant l'entrée de la bibliothèque, il lisait un dictionnaire japonais-français comme on lit un roman. Clémence trouva ça très drôle car elle n'avait jamais rencontré (de toute sa vie) quelqu'un qui parcourait un dico page après page. Cela lui semblait aussi bizarre qu'une personne lisant un annuaire téléphonique de A à Z. Comme elle était au Japon depuis un certain temps, les détails de ce genre, elle ne les "calculait" plus. Elle pensait tout juste : "Tiens ! On fait comme ça ici...". Le décalage culturel était parfois tellement grand qu'elle ne saisissait plus très bien où était la limite des choses. Tout devenait acceptable dans le pire des mondes... Tantôt elle fonçait, tantôt elle avançait à tâtons tout en prenant en compte la personnalité de chacun et les difficultés de communication qui pouvaient la laisser dans un flou total. Mais ça, les gens ne pouvaient pas le comprendre. Ils ne pouvaient réaliser à quel point un flou culturel et linguistique était mentalement déséquilibrant. Lorsque tout se passait bien, elle ne touchait plus terre et prenait son envol vers de grandes altitudes mais si un grain de sable venait à s'enrayer sérieusement dans son fonctionnement, c'était la panique à bord...
Clémence fut un peu surprise de le rencontrer sur le muret car elle s'attendait à le retrouver à l'étage des livres étrangers. En fait, la bibliothèque était fermée pour plusieurs jours mais elle ne le savait pas. Kenji lui signala une pancarte comportant des caractères chinois (kanji) qui indiquait "Fermeture pour vacances" mais ça, elle n'aurait pas pu le deviner si elle avait été seule car elle était arrivée au Japon avec des notions de base. Cela ne l'avait jamais inquiétée car elle était venue pour voir du pays et rencontrer des gens. "Si la musique n'avait pas de frontières, le genre humain n'en avait pas non plus", pensait-elle. Elle avait opté pour la solution d'un épanouissement complet mais elle ne savait pas si elle allait s'y faire.
Clémence retourna alors près du muret pour se reposer un peu et Kenji la suivit. Alors qu'ils étaient tous deux sur le muret, Clémence ouvrit son sac et sortit des feuilles de papier. Il s'agissait d'une liste d'écrivains français classée par siècles. Kenji la parcourut rapidement et lui dit qu'il ne connaissait personne. Comme elle pensait que ce n'était pas possible, elle pointa son doigt sur Emile Zola (1840-1902) et Marcel Proust (1871-1922). Il se reprit alors et dit qu'il les connaissait un peu. Ensuite, elle lui présenta une feuille intitulée "Hommage à de jeunes artistes-peintres." suivi d'un petit texte et de la photo de son tableau. Il eut un petit sourire quand il reconnut son oeuvre mais il ne connaissait pas encore la raison pour laquelle elle lui avait montré cette feuille. Alors, elle lui expliqua à la fois en français et en japonais... Elle lui dit qu'elle avait envoyé son bulletin de participation au Ministère des affaires étrangères, l'institution organisatrice de l'événement. Il n'en revenait pas que son tableau soit parti à Paris dans un tel endroit. Il se sentit un peu gêné et dit qu'il n'avait pas peint depuis longtemps. Alors, elle le rassura en disant que ce n'était pas grave.
Ils parlèrent ensuite de choses plus banales. Elle lui demanda ce qu'il avait fait cette semaine. Il lui dit entre autre qu'il avait fêté son anniversaire. Elle fut un peu surprise et lui demanda immédiatement le jour de son anniversaire. Il s'exécuta et là, elle était restée stupéfaite car la date correspondait exactement à la sienne. Il en fut très étonné et éclata de rire. Il n'en revenait toujours pas que les choses puissent autant coincider. Il voulut également l'entendre dire la date de sa fête d'anniversaire alors elle s'appliqua en japonais pour qu'il n'y ait pas de confusion.
Lorsque l'atmosphère retomba, ils se demandèrent où ils pouvaient bien aller. Etant donné que Kenji connaissait maintenant un peu les goûts de Clémence, il lui proposa de faire un billard. Elle accepta avec plaisir. Ils marchèrent à travers les rues d'Osaka et arrivèrent dans le quartier branché d'Amerika-mura. Kenji demanda la direction d'une salle de billard à un passant. On lui indiqua une direction un peu plus loin. Ils arrivèrent devant un bâtiment et montèrent au troisième étage. Là, il y avait une grande salle avec une douzaine de tables mais il n'y avait personne. En fait, c'était idéal car le lieu était calme. Kenji expliqua les règles du billard à Clémence et ils jouèrent environ une heure. Kenji était très adroit et quand il réussissait de bons coups, il regardait Clémence avec un air de surprise et de joie. Elle ne manquait pas de le féliciter avec des petits clappements de mains, ce qui était une attitude féminine typiquement japonaise. Elle en avait plus ou moins conscience de ses gestes car ils devenaient presque naturels : ils faisaient partie du monde japonais dans lequel elle vivait et elle les utilisait lorsque la situation s'y prêtait. Ce "lâcher prise" avec la culture française, elle en avait décidé un an plus tôt au moment où elle allait prendre des cours de japonais. Elle avait hésité à se lancer dans le japonais car elle savait que le chemin de l'apprentissage était long et difficile, et elle n'avait aucune idée de la durée de son séjour. "Si je reste peu, il vaut mieux visiter le pays que d'avoir la tête penchée sur les livres !", pensait-elle. Mais, les mois passant, elle ne ressentait aucune envie de retourner en France. En fait, elle s'était accoutumée à tout d'une façon incroyable à l'exception du poisson cru (sashimi). Cela lui avait pris quelques mois avant de faire une première tentative gustative... et finalement, elle avait adoré ça. Le thon (maguro), le thon gras (toro), le maquereau (saba) et le saumon (saké) étaient de purs délices ! A son arrivée, elle avait trouvé aussi qu'un bol de riz blanc était ridicule à manger comparé à l'élaboration d'un plat typiquement français. Elle pensait tout bas : "C'est pas cuisiné !" Mais, plus tard, elle comprit l'équilibre de la composition d'un repas japonais et le bol de riz blanc lui semblait plus que nécessaire. Il lui avait fallu parfois juste un peu de temps pour saisir un tas de choses...
A la fin de la partie, Clémence et Kenji se répartirent les frais de la location. Ensuite, ils se promenèrent à nouveau tout en abordant divers sujets. Clémence remarqua qu'il employait souvent le mot "saïkin" qui signifiait "récemment" pour parler de lui et de ses activités. Cela l'amusait beaucoup car elle avait l'impression qu'il avait coupé sa vie en deux, mais elle ne parvenait pas à comprendre où il avait défini cette limite. Elle se contentait de sourire et de répéter saïkin d'un ton ironique à chaque fois qu'il le prononçait par mégarde.
Plus tard, ils entrèrent dans un minuscule restaurant de nouilles muni d'un unique comptoir. L'endroit était très rudimentaire mais bon marché. En général, les clients mangeaient rapidement et s'en allaient presque aussitôt. Le restaurant était donc davantage un lieu de passage qu'un lieu de détente. Kenji commanda un grand bol de udon (nouilles de farine de blé) tandis que Clémence prit un bol de soba (nouilles de farine de blé noir). Elle préférait les soba parce que les nouilles étaient beaucoup plus fines. Ils poursuivirent ensuite leur chemin dans un grand centre commercial réparti sur plusieurs étages. Kenji choisit la direction car Clémence ne pouvait pas lire les inscriptions japonaises. En fait, elle se contenta de le suivre car il avait l'air de savoir où il voulait aller. Il l'amena dans une papeterie riche en matériel pour le dessin et la peinture. Elle était contente et il le savait. Ils restèrent là un bon moment à regarder les diverses couleurs. Soudain, elle remarqua qu'il n'était plus à ses côtés. Elle passa deux rayons et eut un sentiment d'inquiétude en ne l'apercevant pas. Elle crut un instant qu'il l'avait abandonnée. En fait, il était un rayon plus bas. Elle fut rassurée quand elle l'aperçut. Dès qu'elle se présenta au bout du rayon, il se dirigea vers elle. Clémence se demanda s'il l'avait fait intentionnellement pour voir sa réaction... pour voir si elle ne l'avait pas oublié parmi tous ces objets qui l'attiraient immanquablement...
Ils se rendirent ensuite dans une grande salle éclairée qui faisait office de cafétéria. Il fallait commander sa boisson au comptoir et s'installer sur l'une des nombreuses tables. Kenji n'avait pas l'air très enthousiaste... peut-être parce qu'il n'avait plus assez d'argent en poche. Clémence s'en rendit compte alors elle insista un peu pour lui offrir la consommation. Il finit par accepter. Ils se mirent dans un coin de la salle sous une branche de palmier. L'endroit était un peu sombre et ils étaient à l'aise pour discuter car il y avait très peu de monde.
Clémence sortit de son sac une trentaine de fiches représentant des tableaux en majorité impressionnistes et les étala sur la table. Elle demanda ensuite à Kenji de deviner l'artiste qui était derrière chaque oeuvre. Pour elle, il s'agissait d'un jeu mais Kenji avait pris son air sérieux et regardait très attentivement les fiches. Il les devina presque toutes, à l'exception de 4 ou 5, mais il ne démontra aucun sentiment particulier. Clémence le félicita. Puis, ils parlèrent beaucoup.
Clémence en profita pour lui demander pouquoi il disait toujours saïkin car elle voulait savoir à quoi cela correspondait. Il lui expliqua qu'il n'appartenait plus à la tranche des 15, 16 ou 17 ans et que sa vie était maintenant différente. Par conséquent, il ne voulait plus cotoyer ses amis du lycée et souhaitait d'autres fréquentations : il avait ainsi arrêté de leur téléphoner et n'avait pratiquement plus d'amis. Il passait ses journées seul dans sa petite maison ou dans le pavillon de ses parents. Il disait qu'il était seul mais qu'il n'aimait pas spécialement la solitude : il s'était pourtant donné cette nouvelle vie. Clémence pensa qu'il avait tort de couper court avec ses anciennes connaissances et que les amis étaient importants. Mais, peut-être qu'il n'arrivait pas à avoir de sujets de conversation suffisamment intéressants. Il souligna cependant qu'il s'était très bien amusé avec ses amis du club de peinture du lycée. C'est d'ailleurs durant cette période qu'il avait peint son grand tableau (photo 1). Après les cours, à raison de trois heures par jour, il s'était concentré sur ce travail.
Ayant parlé de lui, de sa petite maison boroboro (délabrée) comme il disait, il demanda à Clémence ce qu'elle faisait de son temps. Elle écrivit alors sur le cahier de Kenji "Penser, réfléchir, rêver, dessiner, lire, se promener, prendre des photos" et ajouta cette phrase "Les gémeaux aiment beaucoup rêver le jour." Alors qu'elle lui parlait, elle sentit soudain sa jambe contre la sienne mais elle fit comme si elle n'avait rien senti. Il bougea un instant et essaya une seconde fois mais Clémence était imperturbable. Il s'enfonça donc dans sa chaise voyant que ses tentatives n'aboutissaient pas... Clémence remarqua son grand mouvement en arrière... Puis, elle corrigea ensuite ce qu'il avait écrit en français : une phrase qui disait "Voulez-vous connaître mes intentions ?". La question l'amusa. Elle se tourna alors vers Kenji lui montra sa phrase et dit "Oui". Il sourit et ne voulut pas répondre. Mais plus tard, alors que la cafétéria annonçait sa fermeture, il écrivit en japonais, ce qu'il avait sur le coeur. Dans un premier temps, Clémence ne comprit pas bien mais la phrase était jolie. Celle-ci disait à peu près ceci : "Mon coeur est seul dans le miroir de ma maison". Clémence resta devant cette phrase alors qu'il débarrassait la table. Pendant qu'il s'affairait, elle écrivit : "Vous êtes jeune, vous êtes charmant et bientôt vous allez avoir de la chance." Il s'arrêta sur le mot "bientôt" d'un air interrogateur alors Clémence écrivit vite une autre phrase pour ne pas qu'il y ait de confusion entre eux : "Vous aurez de la chance dans la vie." Puis, ils descendirent dans la rue.
Il faisait presque noir, il était 21 heures. Ils continuèrent un peu leur conversation avec l'aide du dictionnaire. En fait, il voulait connaître la signification du mot "charmant". Elle chercha alors dans le dictionnaire et pointa son doigt sur la traduction en lui tendant le livre. Il lut l'explication donnée en japonais et se mit à rire car il la trouvait plutôt bizarre. En fait, la traduction était rendue par le mot "mignon" alors Clémence lui lança que ce n'était pas ce qu'elle voulait dire. Il se ressaisit alors en voyant que le terme ne correspondait pas à la pensée de Clémence...
Elle poursuivit en lui disant qu'elle avait beaucoup aimé leur première rencontre et qu'elle désirait le revoir. Il était content et l'invita déjà pour leur prochain rendez-vous : une partie de tennis près du pavillon de ses parents car il savait qu'elle appréciait ce sport... Ils se dirigèrent ensuite vers la station de métro. Ils échangèrent encore quelques mots et Clémence en profita pour lui dire : "Vous savez quel âge j'ai ?" Il lui répondit "Non" alors elle ajouta "Devinez !". Il dit "25 ans". Elle prit un air surpris et lança "Non !". Alors, il dit "23 ans". Elle répliqua "Non". Il lui demanda alors : "Combien ?". Elle lui dit d'une voix triste, la tête baissée "33" en japonais. Il crut qu'elle avait fait une erreur d'une dizaine alors il écarta ses trois doigts en disant "33" en français. Elle lui répondit "Oui" sans le regarder. Il lui dit alors qu'elle avait l'air jeune. Elle se contenta de faire un signe de la tête. Il lui demanda ensuite si c'était vrai l'histoire de sa date de naissance. Elle lui répliqua par un bref "Oui".
Elle était bien triste et s'inquiétait pour lui. Elle se précipita ensuite dans le métro en lui faisant un signe de la main et en ajoutant "Kyotsukete" qui signifie "Prenez soin de vous !" en japonais. Kenji avait perdu son grand sourire de la première rencontre...
AU BORD DE LA RIVIERE
Clémence laissa passer trois jours mais elle était si inquiète qu'elle ne put s'empêcher de l'appeler. En fait, elle voulait savoir s'il allait bien car ils s'étaient quittés trop brusquement dans un moment délicat. Durant ces trois jours, elle avait essayé de se mettre à sa place et elle en était venue à penser qu'il se sentait peut-être trop honteux pour la rappeler. De plus, elle ne voulait pas le laisser seul face à ses pensées alors elle décida de briser la glace. Ce jour-là, elle avait eu de la chance car il se trouvait chez ses parents. Ils se saluèrent et il lui demanda comment elle allait. Elle fit de même. Il lui répondit que tout allait bien. Après sa réponse, il y eut un moment de silence qui l'inquiéta alors elle insista en disant "Vraiment ?" en japonais. Il lui assura une seconde fois qu'il allait bien alors elle fut enfin rassurée. Ensuite, ils discutèrent un peu et décidèrent de se revoir. Il la laissa choisir où ils pourraient bien se promener. Clémence répliqua "Kyoto !" car elle adorait cette ville. Il lui signifia immédiatement son accord par deux "Oui". Le rendez-vous fut donné à la station de train Umeda à 10 heures. Quand Clémence raccrocha, elle se sentit enfin soulagée d'un poids énorme. Il s'écoula néanmoins quelques jours avant qu'ils se revoient car Clémence était occupée. Elle avait prévu de se rendre à Amanohashidate, considéré comme l'une des splendeurs du Japon avec Matsushima, Itsukushima jinja etc. Elle avait envie d'échapper à la grande ville et au rythme quotidien. Durant son séjour, elle n'avait pas cessé de penser à Kenji. Au sanctuaire Monjudo, elle lui avait acheté un charme pour lui porter bonheur et avait tiré un papier de prédiction qu'elle pensait lui remettre.
Le jour de leur rencontre, elle arriva avec dix minutes de retard. Elle l'avait vu de loin regarder sa montre. Quand elle arriva devant lui, elle ne manqua pas de s'excuser. Il lui dit que ce n'était pas grave. Il était un peu différent : il avait coupé ses cheveux sur les côtés, ce qui lui donnait un air un peu plus sérieux. Clémence se mit à regretter ses boucles qui rebiquaient. Il portait un polo blanc classique, un jean et ses chaussures de détente. Ils semblaient tous deux heureux de se revoir. Ils échangèrent quelques mots et se demandèrent s'ils allaient vraiment se rendre à Kyoto car le temps était à la pluie. L'un et l'autre ne voulant pas s'imposer, il s'écoula quelques minutes avant une décision. Tout d'abord, ils soulignèrent que le temps était bien mauvais et qu'il serait peut-être préférable de rester à Osaka. Alors, ils s'accordèrent pour cette ville...
Clémence proposa d'aller dans un grand Café qu'elle connaissait parce qu'elle s'y sentait bien : il était spacieux et avait de nombreuses tables. Les gens entraient, commandaient leur consommation au comptoir, payaient, emportaient leur plateau et s'installaient à une table. Kenji trouva l'idée bonne. Ils se dirigèrent donc dans les sous-sols de l'immense gare et parvinrent au Café. Kenji prit un Coca tandis que Clémence choisit un café. Puis, elle le laissa choisir l'endroit où ils allaient pouvoir s'installer : il se dirigea dans un coin de la salle juste devant une baie vitrée. De l'autre côté de la baie, il y avait un bassin d'eau avec de nombreuses plantes. L'endroit était très agréable pour se détendre. Clémence et Kenji étaient un peu cachés par la végétation environnante et se sentaient bien pour parler librement car il y avait peu de monde à cette heure matinale.
Kenji parla de poèmes japonais. Il dit qu'il avait passé 4 jours à étudier des poèmes et 2 jours à étudier la langue française. Clémence lui demanda alors de lui expliquer son poème préféré. Il lui répondit qu'il était difficile d'en choisir un car il en existait énormément. Ils continuèrent néanmoins sur le sujet car Kenji avait apporté les célébres cartes de poèmes que les Japonais sortent à l'occasion du Nouvel an pour se remémorer certaines poésies classiques. Lorsque Kenji finit ses explications, Clémence sortit trois paquets de photos et un petit sac en plastique blanc qu'elle lui tendit en disant qu'il s'agissait d'un souvenir d'Amanohashidate. Il le prit et le déposa tout de suite près de lui. Il avait l'air gêné par ce geste amical... Ensuite, il regarda attentivement les photos. Quand il arriva à la première photo de Clémence avec une amie japonaise devant l'enseigne de la petite ville, sa main fit un écart de côté comme s'il désirait la photo. Puis, il se ressaisit sans rien dire et continua à les passer les unes après les autres. Il tomba ensuite sur une photo de Clémence avec deux amis japonais devant les portes coulissantes d'une belle résidence. Le bois des portes, empreint de noir er de marron, était magnifique. Kenji lui demanda alors si elle aimait les portes coulissantes japonaises. Il lui demanda aussi si elle portait le kimono. Il resta un long moment à contempler cette photo car elle était très réussie. Il poursuivit et s'étonna lorsqu'il vit des photos de rizières et de gros plans sur des plants de riz. Il s'exclama : "Est-ce que c'est intéressant ?". Clémence lui répliqua "oui" en ajoutant qu'il n'y avait pas de rizières en France et qu'elle trouvait cela instructif.
Lorsque la conversation prit fin, ils quittèrent le Café et cherchèrent un autre but. Kenji proposa une promenade au bord d'une rivière sachant que cela ferait plaisir à Clémence. Elle accepta avec joie. Ils prirent le train en direction de la ville de Kobe, passèrent deux rivières (la Mogawa et l'Inagawa) et s'arrêtèrent à la station Shukugawa (du nom de la rivière). Il était déjà 16 heures alors ils mangèrent sur le pouce et se dirigèrent vers la berge de la petite rivière. Cet endroit était réputé pour ses magnifiques cerisiers en fleurs mais la saison était terminée... Le lieu était calme et il y avait peu de monde car le temps était nuageux. Ils remontèrent lentement la rivière en parlant de l'écrivain Natsumé Sôseki (1867-1916). Kenji voulut savoir les livres qu'elle avait lus de l'auteur. Elle lui confia alors qu'à l'âge de 20 ans, son petit ami étudiant en peinture lui avait offert un petit livre de Sôseki et qu'à cette époque elle ne connaissait pas cet écrivain. Elle lui précisa alors le titre du livre : il s'intitulait "Oreiller d'herbes". Elle tenta de lui traduire la phrase en japonais mais ce fut très laborieux. Il semblait cependant avoir compris. Elle avoua qu'elle avait eu beaucoup de mal à comprendre l'oeuvre à cause de l'histoire un peu compliquée mais que les images poétiques étaient jolies. Natsumé Sôseki a écrit à propos de son livre en 1906 : "Si ce roman-haïku (l'expression est certes bizarre) s'avère possible, il ouvrira de nouveaux horizons dans la littérature. Il ne me semble pas que ce type de roman ait déjà existé en Occident. En tout cas, il n'y en a jamais eu de tels au Japon". Voyons de plus près l'histoire : "Un peintre se retire dans les montagnes, pour peindre, pour se reposer, mais surtout pour faire le point sur son art. Qu'est-ce que la sensibilité artistique ? Qu'est-ce que la création ? Qu'est-ce qu'une sensation ? Comment distinguer l'art japonais de l'art occidental ? Le peintre observe la nature, mais aussi les êtres humains. Dans l'auberge où il loge, il est le témoin silencieux d'un curieux manège. Une femme exceptionnellement belle paraît chargée d'un passé mystérieux qu'il essaie de mettre au jour. Les légendes du lieu, les commérages s'entremêlent et, à travers l'observation de cet être qui est à la fois le modèle idéal du peintre et le personnage du roman en train de s'écrire, l'auteur tente de définir son art, dans l'attente de la 'crise' qui lui donnera son sens" (synopsis du livre).
A ce moment-là, ils quittèrent la rivière car la berge se terminait par un petit escalier en pierre qui accédait à la rue. Ils marchèrent alors au hasard des rues. Soudain, Clémence aperçut, de l'autre côté du trottoir, un petit Café bien romantique avec deux grands parasols beiges sur une terrasse. Elle eut la sensation d'être à Paris... Elle indiqua le Café à Kenji en lui disant que c'était comme à Paris. Voyant le visage si animé de Clémence, il comprit qu'elle aimerait bien faire un arrêt dans cet endroit si charmant. Quelques secondes plus tard, ils étaient tous deux autour d'une jolie petite table. Kenji regarda la carte en disant que c'était cher. Pour Clémence, ce n'était pas important car elle voulait profiter de ce lieu si agréable. Elle s'avança alors pour lui offrir la consommation. Puis, ils passèrent à autre chose. Clémence lui donna quelques conseils en français et lui corrigea son cahier où il avait l'habitude d'écrire des mots et des phrases. C'est là qu'elle tomba sur une petite phrase qui disait "J'ai eu tort" et un peu plus loin une autre "Je n'ai pas eu raison". Clémence sourit et pointa son doigt devant la première phrase en prenant un air interrogateur. Il sourit de même et dit qu'il s'était simplement exercé à écrire. Clémence lui montra alors un large sourire qui démontrait qu'elle avait compris ce qu'il voulait dire. Kenji montra ensuite quelques signes de fatigue et ne parlait plus beaucoup. Clémence lui demanda alors s'il voulait partir. Il répondit "Non" certainement pour faire plaisir à Clémence. Puis, l'atmosphère devint de plus en plus calme alors Clémence réitéra sa question et il finit par accepter.
Quand ils quittèrent le Café, il faisait presque noir. Alors qu'ils marchaient, Clémence lui dit soudain : "Vous me téléphonerez ?". Il ne dit rien à cela. Elle lui avait lancé ça, un peu subitement et il avait sans doute été surpris par le ton employé. En fait, Clémence se sentait un peu gênée d'appeler chez ses parents maintenant qu'il connaissait son âge. De plus, elle se demandait si finalement il désirait réellement passer du temps avec elle car elle n'avait jamais entendu de sa voix "J'aimerais vous rencontrer". Elle, elle n'avait pas peur de le lui dire au téléphone en japonais. Il avait toujours répondu par un "Oui" mais le désirait-il vraiment maintenant qu'il connaissait son âge...
Ils arrivèrent à une petite station et prirent le train. Voyant une place libre, il lui demanda si elle voulait s'asseoir. Clémence lui répondit "Non" étant donné qu'il n'y avait qu'une seule place. Ils restèrent donc debout l'un à côté de l'autre. A un moment, Clémence se tourna pour lui poser une question. Elle remarqua qu'il avait les yeux fermés. Elle changea alors sa question et lui demanda s'il était fatigué. Kenji lui répondit qu'il avait mal dormi. Clémence pensa alors qu'elle en était la cause alors elle voulut en connaître la raison. Intentionnellement, il répondit à côté de la question. En attendant, deux places s'étaient libérées alors ils s'assirent. Clémence lui tendit son dictionnaire pour comprendre. Il hésita entre les pages et montra le mot "sieste". Visiblement, il s'échappait encore... Ils descendirent ensuite du train car il y avait un changement. Sur le quai, Kenji s'assit sur un banc. Clémence lui tendit son dictionnaire sur le mot "inquiet" puis "nerveux" pour savoir dans quel état se trouvait son ami. Il lui répondit alors que c'était différent. Il lui prit alors le dictionnaire et pointa son doigt sur le mot "songe" en japonais. Clémence était inquiète car il venait de lui confier qu'il n'était pas bien et cela la touchait beaucoup car elle l'appréciait énormément. Elle n'était donc pas indifférente à sa santé. Elle prit le dictionnaire et chercha la traduction du mot "cauchemar" et il finit par dire que c'était ça. Elle ouvrit une dernière fois le dictionnaire pour lui dire qu'elle était troublée par sa présence. Il comprit et ajouta "Moi aussi". A partir de cet instant, ils restèrent silencieux. Clémence était réellement troublée. Il essaya de rompre le silence mais les sentiments avaient été trop dévoilés et ne laissaient place à autre chose. Ils finirent par se quitter dans le train. Elle lui dit un simple "Au revoir" et s'enfuit. Il lui répondit "Au revoir, à bientôt !". Elle sut alors qu'elle allait le revoir;
Quatre jours plus tard, un mardi, il l'appela pour lui dire qu'il ne pourrait pas la rencontrer tout de suite car il allait partir à Nara. De plus, il devait se rendre à Osaka, dans le quartier d'Umeda avec sa mère. Elle lui demanda ce qu'il allait faire mais il ne répondit rien. Alors, elle n'insista pas. La semaine passa. Clémence avait été bien occupée et était parvenue à l'oublier un peu. Durant ce temps, elle avait réalisé qu'il n'avait que dix-neuf ans.
Le lundi suivant, Kenji l'appela vers 18 heures. Sa voix trop enjouée ne lui plut pas car elle pensait que cela cachait un grand malaise. Kenji lui proposa de la voir le vendredi. Elle accepta et lui demanda leur lieu de rendez-vous car elle voulait lui laisser le libre-choix. Elle avait eu raison car il lui dit promptement "A la bibliothèque !". Elle comprit alors qu'il n'était plus très à l'aise de la rencontrer ailleurs et qu'il préférait le cadre formel de la bibliothèque qui les ramenait à leur première rencontre. Elle lui laissa également choisir l'heure de leur rencontre. Il avait réfléchi un long moment comme s'il voulait échapper à quelque chose. Il finit par ajouter "10 heures". Voyant que les choses ne tournaient pas comme avant, elle enchaîna soudain pas les salutations. Kenji fut un peu surpris par cette transition un peu brusque et se contenta de la saluer. En fait, Clémence avait coupé court à la conversation car elle ne savait plus quoi lui demander étant donné qu'il s'était défilé la fois précédente devant des questions qu'elle estimait banales.
Après son appel téléphonique, elle se demandait si elle allait se rendre à la bibliothèque car elle n'en avait plus très envie. Mais, elle se disait que ce n'était pas bien de ne pas tenir une promesse. Elle pensait qu'il allait se lever tôt pour aller à sa rencontre et que ce ne serait pas gentil de sa part de lui faire une telle chose. Alors, elle se rendit au rendez-vous...
DERNIERS REGARDS
Clémence avait eu une semaine assez chargée alors ce jour-là elle était un peu fatiguée. En plus, c'était le mois de juin et il commençait à faire très chaud. Elle arriva à la bibliothèque avec 30 minutes de retard. Elle se rendit directement à la table de leur premier rendez-vous mais il n'y était pas. Elle fit alors quelques pas vers la table de leur première rencontre mais il n'y était pas non plus. Elle resta un moment debout immobile ne sachant quoi faire. Puis soudain, quelqu'un lui fit un signe à travers la vitre d'une salle située juste en face d'elle.
Elle le reconnut après quelques secondes car il avait changé un peu sa coupe de cheveux. Elle regretta ses boucles qui rebiquaient et lui donnaient un air d'artiste. Maintenant, ses cheveux avaient tendance à se redresser sur la tête sans être vraiment raides. Elle se disait qu'auparavant il avait l'air d'une autre époque, c'était certainement ce qui lui avait plu.
Elle s'installa en face de lui en s'excusant de son retard et en lui faisant part de sa fatigue. Il poursuivit en disant que ce n'était pas grave. Il lui dit ensuite qu'il était allé à Nara et sortit de son sac un cadeau enveloppé d'un papier bleu. Elle fut un peu surprise car elle ne s'attendait pas à recevoir quelque chose. Elle suivit la coutume japonaise qui veut que l'on n'ouvre pas le cadeau tout de suite. Elle le remercia et déposa le cadeau près d'elle. Il lui dit alors que c'était du papier à lettre traditionnel. Elle renouvela ses remerciements.
Il sortit ensuite deux petits paquets de cartes comportant des poèmes. Il expliqua que les Japonais jouaient à ce jeu le jour de l'An... Un arbitre lisait le début du poème et les joueurs devaient trouver la suite du poème à partir des 100 cartes étalées devant eux. Kenji était très fort à ce jeu et remportait au moins toujours une soixantaine de cartes quand il jouait avec sa mère et ses frères. En fait, il n'avait pas amené ces cartes par hasard. Il s'était souvenu que Clémence lui avait demandé de lui expliquer son poème préféré. En voyant cela, elle s'était dit qu'elle avait bien fait de venir car il avait pensé à elle et elle aurait été gênée s'il avait dû repartir ainsi. Pendant un moment, il lui traduisit quelques poèmes faciles à comprendre.
Ils enchaînèrent ensuite sur la langue française et sur la vie. Mais, il était plus réservé que d'habitude. Elle lui expliqua alors que les Français aimaient connaître la pensée de leurs amis afin de poursuivre éventuellement un chemin commun sans ambiguïtés. A cela, il lui répondit qu'il y avait la barrière de la vie privée. Elle lui dit alors qu'il verrait quand il sera en France. Il devait en effet partir en août pour plusieurs mois. A un moment, elle lui posa une question et il répondit que c'était un secret. Elle s'était dit que finalement il avait posé bien trop de secrets partout et que ce n'était plus intéressant de discuter avec lui, s'il n'y avait plus d'échange possible.
Au cours de leur conversation, il lui fit comprendre qu'il voulait rencontrer des personnes de 25, 26 ou 27 ans. Elle comprit tout à fait ce qu'il voulait dire : il souhaitait tout simplement s'éloigner d'elle. Clémence pensa en fait que cette raison masquait la réalité : il ne savait que faire des sentiments qu'il avait pour elle et la rencontrer le désorientait. Il avait donc choisi de se refermer.
Un peu plus tard, Kenji lui demanda de dresser en français les mots qui servaient à poser des questions. Clémence commença donc à lui expliquer certains mots interrogatifs en faisant des phrases. Puis, ils poursuivirent leur échange par l'étude des kanji (caractères chinois). Kenji insista pour qu'elle écrive en kanji les chiffres de 1 à 10, puis certains mots. Clémence n'était pas très enthousiaste car cela lui semblait trop difficile. Par un schéma, elle lui démontra qu'il était aussi difficile d'étudier les kanji que d'escalader l'Everest. Dans sa tête, elle était donc arrivée à la conclusion suivante : puisqu'elle ne parviendrait jamais au sommet de l'Everest, elle ne maîtriserait jamais les kanji. Tout à coup son téléphone sonna. Elle s'empressa de le saisir car deux personnes lisaient près d'eux. C'était une amie qui l'appelait. Celle-ci était revenue de Paris et lui disait qu'elle n'avait pas rencontré de beaux garçons. Clémence se mit alors à rire en jetant un coup d'oeil sur Kenji. Un sourire avait traversé son visage alors qu'il avait la tête baissée. Clémence pensa alors qu'il devait aimer son rire. Un peu plus tard, alors que Clémence était toujours absorbée par sa conversation téléphonique, Kenji en profita pour lui écrire un message dans son cahier de notes ainsi que la manière d'écrire son prénom en caractères chinois. Ensuite, il se leva et partit regarder des livres.
Quand il revint il proposa à Clémence de lui poser des questions à l'aide des mots de la liste qu'elle lui avait dressés. Elle n'en revenait pas de pouvoir enfin lui poser des questions. Elle démarra donc au quart de tour avec la question suivante : "Où allez-vous après ?". Kenji soupira un grand coup. Alors, elle lui dit en riant : "Vous m'avez demandé de vous poser des questions !". Il comprit qu'elle jouait un peu avec lui, alors il lui dit "Je ne sais pas" d'un ton sérieux. Elle continua alors avec des questions assez banales pour ne pas l'importuner davantage.
Vers 15h30, ils quittèrent la bibliothèque. Ils restèrent quelques secondes devant l'entrée. Elle lui demanda ce qu'il désirait faire. Comme il ne se prononça pas clairement, elle lui demanda s'il voulait manger des nouilles japonaises. Il accepta volontiers. Ils prirent le métro, marchèrent un peu et entrèrent dans un endroit rudimentaire avec un seul comptoir et des chaises hautes. Ils mangèrent et échangèrent quelques paroles. Au cours de cet échange, Clémence lui remit sa carte de visite car elle ne pensait plus le revoir. Elle lui dit simplement de se souvenir d'elle car elle pourrait peut-être l'appeler si son tableau était accepté à l'Hommage à de jeunes artistes-peintres à Paris. Il lui rappela que son tableau était très long mais elle lui dit que ce n'était pas grave. Il tint la carte pendant un bon moment et finit par la ranger. Il prit ensuite son porte-monnaie, l'ouvrit et sortit les deux petits cadeaux que Clémence lui avait rapportés de son petit voyage à Amanohashidate. Elle lui avait acheté un petit porte-bonheur rectangulaire en tissu sur lequel figurait un trèfle et un papier de prédictions qu'elle n'avait pas ouvert. Elle le questionna alors sur les prédictions écrites et sur le petit objet joint. Il lui répondit qu'il obtiendrait "une petite chance' mais il n'en dit pas plus. Il sortit le petit objet doré enfoui dans son porte-monnaie. Il s'agissait d'une tortue, signe d'une longue vie riche en trésors. Elle la prit dans sa main : elle était plate, extrêmement légère.
Le repas terminé, ils se levèrent. Clémence voulut payer mais Kenji l'avisa qu'il avait déjà réglé la note. Elle le remercia. Ils marchèrent un peu et traversèrent une longue galerie commerciale près de la station Namba. Pour une fois, Clémence s'amusait du regard des autres sur elle et Kenji. Oui, elle était l'étrangère avec un Japonais et cela suscitait les regards... Lors de cette promenade, Clémence ne parla pas beaucoup car elle ne savait plus quelle question serait digne d'une réponse. Elle se contenta de marcher à ses côtés et, de regarder les vitrines et la tenue vestimentaire des gens qu'elle croisait...
Ensuite, ils entrèrent dans un Café qui venait d'ouvrir ses portes pour la soirée. Il était 18h30 précises. Le lieu était très calme. Kenji posa des questions sur la France, le TGV et les endroits intéressants situés dans le sud du pays. Il lui demanda de lui apprendre des choses mais elle ne voyait plus quoi lui dire exactement. En fait, son enthousiasme envers lui n'était plus le même qu'auparavant... Elle aurait aimé le mener sur son chemin et le faire participer aux avantages qu'elle avait du fait d'être une étrangère au Japon mais il n'avait pas suivi ses traces, et son chemin s'était déjà trop écarté du sien.
Lorsque l'ambiance tomba vraiment, ils décidèrent de sortir. Ils se dirigèrent vers la station de métro Yodoyabashi. L'air était très agréable, ni trop chaud ni trop froid. La nuit tombait et les gens se pressaient vers le métro. Il suffisait de les suivre pour ne pas se perdre. Arrivés à la station Yodoyabashi, ils n'étaient apparemment pas encore prêts à se quitter. Ils passèrent donc cette bouche de métro et décidèrent de se rendre à la suivante.
Dans le métro, ils échangèrent quelques paroles et se séparèrent dans une simplicité extrême. Elle lui dit "Au revoir", fit un signe de la main et s'engouffra sans se retourner dans le wagon. Il resta debout sur le quai et lui dit "Au revoir" les deux bras collés le long du corps. Après tout, il en avait décidé ainsi alors pourquoi lui montrerait-elle des sentiments en le quittant ? L'attitude froide qu'elle s'était donnée, prouvait cependant qu'elle le quittait en emportant tous ses sentiments.
A vrai dire, l'histoire ne se termina pas ainsi. Kenji lui téléphona la veille de son départ pour la France car il voulait lui dire un dernier "Au revoir" et lui donner une lettre en main propre. De son côté, Clémence avait prévu de lui remettre un document sur Natsumé Sôseki ainsi que le manuscrit de leur rencontre. Pour cette ultime occasion, ils décidèrent de monter au dernier étage d'une tour panoramique située à Osaka, semblable à la tour Montparnasse à Paris. Ils échangèrent peu de mots mais contemplèrent, tous deux, pendant un long moment le paysage qui s'offrait à eux : la ville immense s'étendait à perte de vue tandis qu'une grande rivière se faufilait entre les différents quartiers. Clémence ne put s'empêcher de penser aux estampes d'Hiroshige. L'art japonais devenait une réalité...
Photos/Copyright Catherine Pulleiro
LE JEUNE KENJI
Kenji avait bien impressionné la jeune française (Clémence) au cours de ce premier échange car il s'était livré de façon naturelle : il avait parlé de ses goûts et de sa vie en toute simplicité. De temps à autre, lorsqu'il avait trouvé les questions trop embarrassantes, il avait donné une réponse assez vague ou avait lancé une phrase qui démontrait qu'il n'avait pas l'intention de se dévoiler davantage. Alors, Clémence n'insistait pas. Elle recevait ce qu'il avait envie de dire et appréciait son attitude parfois réservée. Elle trouvait que son charme en était même augmenté.
L'échange s'intensifia lorsqu'il lui parla d'un tableau de deux mètres de long environ qu'il avait réalisé en trois mois à l'âge de 17 ans. Sans le vouloir, il venait de "toucher le coeur" de Clémence. Il lui en donna les détails en expliquant qu'il avait peint une femme allaitant son enfant, entourée de deux animaux en colère mais il n'avait pas souhaité donner davantage de précisions. Il avait cependant compris qu'elle avait un grand intérêt pour la peinture car elle lui avait posé énormément de questions. Pour se faire mieux comprendre, il avait bien accepté de lui griffonner rapidement son tableau sur un bout de papier car elle n'était pas arrivée à se le représenter mentalement : la barrière de la langue ne facilitait pas toujours leur compréhension mutuelle ! Elle apprit qu'il avait peint sur une planche en bois d'une seule pièce et qu'il avait dû la transporter sur son dos dans le métro d'Osaka vers cinq heures du matin pour ne pas être arrêté par la police et qu'il l'avait amenée ainsi jusqu'à son domicile. Le courage et le grain de folie de Kenji étonnèrent beaucoup Clémence car elle s'était faite une image bien réglée du Japon.
Un autre détail fit que Kenji "entrait dans le coeur" de Clémence. Il lui raconta qu'il avait parcouru une bonne partie du Japon en auto-stop durant l'année. Il avait voyagé ainsi pendant 26 jours et était monté dans une quarantaine de voitures pour accomplir son périple. Il ne lui était resté plus un sou en poche, s'était fait hébergé chez différentes personnes et avait même demandé à un vieillard de lui donner son vélo pour faire le dernier trajet qui lui restait jusqu'à son domicile. Sur le chemin du retour la police l'avait arrêté croyant qu'il avait volé un vélo (les vélos sont immatriculés au Japon lors de l'achat et il est possible de connaître le nom de son propriétaire). Voilà ! Il parla de tout cela à Clémence : de son voyage, des régions qu'il avait traversées et des gens qui l'avaient aidé. Elle avait fini par le trouver très différent des autres garçons qu'elle avait pu croiser jusqu'à présent. A ne pas en douter : il avait de la personnalité. Il lui avait raconté l'histoire de son tableau avec beaucoup de sérieux tout en émettant parfois quelques réserves et cela lui avait plu. Il s'était lancé sur l'histoire de son voyage et l'avait surprise par ses exploits. Elle avait aussi apprécié son audace lorsqu'il s'était manifesté pour la première fois : elle avait tellement l'habitude des Japonais timides qui n'osent pas s'asseoir à côté d'elle dans le train ou de ceux qui se contentent de la regarder discrètement mais n'osent jamais l'aborder que ce jeune homme apparaissant si à l'aise, l'avait beaucoup impressionnée. Elle avait noté un autre détail qui lui semblait important : il n'avait pas peur de croiser son regard et de tenir son regard pendant leur conversation. Elle avait donc eu l'impression d'avoir perdu son apparence d'étrangère et cela lui fit très plaisir car elle avait eu cette impression d'être traitée d'égal à égal. Cela faisait bientôt deux ans qu'elle se trouvait au Japon et elle était arrivée à un point où son physique d'étrangère lui pesait énormément. Elle était parvenue à la conclusion qu'on ne s'intéressait pas à elle mais à sa langue d'origine. Elle entendait bien trop souvent sur son passage le mot "gaïjin" qui signifie "étrangère", à croire que les étrangers sont des oiseaux rares au pays du Soleil Levant. Elle avait également eu un désaccord avec l'une de ses amies japonaises qui avait fait preuve d'autorité envers elle, devant d'autres Japonais et cela l'avait beaucoup choquée. Elle n'avait pas compris ce que son amie japonaise avait voulu prouver aux autres... Enfin, elle se sentait parfois l'objet ou la marrionnette des uns et des autres et cela commençait à lui peser fortement.
Kenji avait donc croisé sa vie à un moment où elle était d'humeur assez maussade et cela expliquait pourquoi elle n'avait pas voulu se lancer précipitamment dans leur premier échange. Elle s'était questionnée sur le genre de relations qui allait s'instaurer entre eux. Mais ce jeune japonais avait réussi à "entrer dans son coeur" en parlant de lui et du Japon. Il lui avait ouvert une porte sur sa vie tout en restant humble. De son côté, elle lui avait expliqué quelques mots et points grammaticaux en français. Il avait fait de même en langue japonaise et elle comprit qu'il ne s'intéressait pas uniquement à sa langue maternelle, ce qui lui fit énormément plaisir... Parce qu'il lui avait consacré du temps en lui expliquant quelques rudiments de la langue japonaise, elle s'était dit qu'il devait être honnête et qu'elle souhaiterait le revoir.
PREMIER RENDEZ-VOUS
Quelques jours plus tard, Clémence appela au numéro qu'il lui avait laissé car elle souhaitait le rencontrer à nouveau et échanger un cours de langue. Quelqu'un décrocha le téléphone et elle crut un instant que c'était Kenji mais une voix grave plutôt sèche lui fit comprendre qu'elle se trompait. En fait, Kenji n'était pas chez ses parents alors elle répondit à son interlocuteur qu'elle rappellerait sans doute le lendemain.
Le lendemain, alors qu'elle se trouvait dans le train, son téléphone sonna et à sa grande surprise, elle entendit la voix de Kenji. Elle fut très contente de son appel mais elle n'en revenait pas de l'avoir au bout du fil... Généralement, ses amis japonais ne l'appelaient pas parce qu'ils trouvaient trop impressionnant le fait de parler français au téléphone. C'est pour vous dire l'énorme surprise et la joie qu'elle eut quand elle entendit Kenji. Plus tard, elle en parla même à une amie française... Elle en profita pour lui demander d'apporter une de ses peintures car elle était curieuse de savoir comment il maniait le pinceau. Elle ajouta qu'elle lui montrerait ses photos du Japon. Leur conversation fut assez courte car il était difficile de parler français par téléphone, chacun avait des connaissances linguistiques assez limitées en français ou en japonais.
Comme pour leur première rencontre, ils se retrouvèrent à la bibliothèque d'Osaka. Il l'attendait devant les journaux français mais il était de dos quand elle l'aperçut, alors elle n'était pas bien sûre que c'était lui. Quand il se retourna, son regard croisa celui de Clémence et tous deux étaient contents de se revoir.
Ils discutèrent plusieurs heures tout en s'aidant du dictionnaire. Soudain, un Japonais qui passait par là, attiré par le son de la langue française, vint gentiment les interrompre. Il parlait un bon français. A un moment, il fit remarquer à Clémence que Kenji était jeune mais elle ne comprit pas bien le sens de la remarque. Kenji, lui, resta neutre durant la conversation, il se contenta simplement d'acquiescer ce que l'homme disait. Clémence fit de même. L'homme comprit alors qu'il devait les laisser. Ils reprirent alors leur échange. Clémence tendit quatre cartes postales à Kenji pour les lui offrir car elle s'était rappelée qu'il s'intéressait à la littérature française : l'une comportait le portrait d'Emile Zola et l'autre celui de Baudelaire, toutes deux accompagnées de leur résidence parisienne. Les deux autres concernaient le peintre Claude Monet. De son côté, Kenji avait pensé aussi à lui apporter une petite surprise. Il lui tendit une enveloppe marron où était inscrit Fujicolor Print. Elle se demanda ce que cela pouvait être : elle l'ouvrit et reconnut le fameux tableau (photo 1) qu'il avait peint deux ans plus tôt. Elle en fut tellement émue qu'elle n'arriva pas à le regarder dans le bon sens alors il lui vint en aide. Après quelques secondes, elle retrouva ses esprits et reconnut ce qu'il avait tenté de lui expliquer quelques jours auparavant. Elle était heureuse d'avoir ce qui comptait cher au coeur du jeune homme. Sur la photo apparaissait une date très récente, elle comprit qu'il l'avait faite spécialement pour elle, et elle en fut très honorée. Elle était aussi éblouie par son travail (sa technique picturale). Elle lui dit qu'il fallait continuer la peinture mais il ne répondit rien à cela. Elle sortit ensuite ses photos argentiques tirées sur papier. Elles représentaient des enfants pris au cours de différentes fêtes japonaises. Il lui demanda pourquoi elle s'intéressait aux enfants mais elle ne sut quoi répondre. Il lui dit alors que les enfants étaient très naturels et désintéressés contrairement aux adultes. Clémence fit juste un signe de la tête pour lui signifier son accord.
Kenji proposa ensuite à Clémence d'aller déjeuner quelque part. Elle en fut un peu surprise mais accepta avec joie car elle commençait à avoir faim. Ils sortirent ensemble de la bibliothèque et prirent la direction de la bouche de métro la plus proche mais ils n'avaient pas encore choisi leur destination. En réalité, l'un et l'autre ne voulaient pas imposer sa décision. Finalement Kenji choisit la station de métro "Umeda" par commodité à la jeune française (elle n'habitait pas trop loin d'ici). Ils se retrouvèrent donc sur le quai à attendre la venue du métro et tous deux étaient assez intimidés de se retrouver libres dans un nouveau décor, bien différent du cadre formel de la bibliothèque. Clémence essaya de meubler le silence en parlant de réalisateurs célèbres. Une fois dans le wagon, étant donné qu'ils parlaient français, les gens les regardaient avec discrétion. Elle se dit alors qu'il devait apprendre à être regardé s'il désirait la rencontrer. Elle, elle avait l'habitude des regards en coin qui s'éclipsaient dès qu'elle tournait la tête... Ce jour-là, quand ils se quittèrent, Kenji avait un grand sourire sur le visage...
LA BLESSURE
La semaine suivante, Clémence lui téléphona à nouveau pour une seconde entrevue. Elle tomba sur son frère cadet qui lui répondit qu'il n'était pas là, alors elle raccrocha tout simplement. Environ deux à trois heures plus tard, Kenji la rappela et s'excusa de son absence en lui expliquant qu'il se trouvait dans sa petite maison (sans ligne téléphonique).
Kenji avait, en effet, une maison qu'il louait pour la somme modique de 115 euros (soit 15.640 yens) par mois. Dès leur première rencontre, il lui avait parlé de cette petite bicoque très vieille située à dix minutes à pied du pavillon de ses parents. Il aimait se retrouver dans son refuge où il s'adonnait à la peinture et lisait tranquillement des livres. Il lui avait également précisé que son fameux tableau s'y trouvait...
Au téléphone, ils convinrent donc d'un rendez-vous. Clémence choisit la bibliothèque comme lieu de rencontre tandis qu'il choisit l'heure qu'il fixa à dix heures du matin. Ce jour-là, Clémence mit un chemisier fleuri, un pantalon beige et des sandales légères. Kenji se vêtit simplement avec un jean, un tee-shirt blanc et des chaussures de détente très japonaises. Quand elle le rencontra, il était assis sur un muret devant l'entrée de la bibliothèque, il lisait un dictionnaire japonais-français comme on lit un roman. Clémence trouva ça très drôle car elle n'avait jamais rencontré (de toute sa vie) quelqu'un qui parcourait un dico page après page. Cela lui semblait aussi bizarre qu'une personne lisant un annuaire téléphonique de A à Z. Comme elle était au Japon depuis un certain temps, les détails de ce genre, elle ne les "calculait" plus. Elle pensait tout juste : "Tiens ! On fait comme ça ici...". Le décalage culturel était parfois tellement grand qu'elle ne saisissait plus très bien où était la limite des choses. Tout devenait acceptable dans le pire des mondes... Tantôt elle fonçait, tantôt elle avançait à tâtons tout en prenant en compte la personnalité de chacun et les difficultés de communication qui pouvaient la laisser dans un flou total. Mais ça, les gens ne pouvaient pas le comprendre. Ils ne pouvaient réaliser à quel point un flou culturel et linguistique était mentalement déséquilibrant. Lorsque tout se passait bien, elle ne touchait plus terre et prenait son envol vers de grandes altitudes mais si un grain de sable venait à s'enrayer sérieusement dans son fonctionnement, c'était la panique à bord...
Clémence fut un peu surprise de le rencontrer sur le muret car elle s'attendait à le retrouver à l'étage des livres étrangers. En fait, la bibliothèque était fermée pour plusieurs jours mais elle ne le savait pas. Kenji lui signala une pancarte comportant des caractères chinois (kanji) qui indiquait "Fermeture pour vacances" mais ça, elle n'aurait pas pu le deviner si elle avait été seule car elle était arrivée au Japon avec des notions de base. Cela ne l'avait jamais inquiétée car elle était venue pour voir du pays et rencontrer des gens. "Si la musique n'avait pas de frontières, le genre humain n'en avait pas non plus", pensait-elle. Elle avait opté pour la solution d'un épanouissement complet mais elle ne savait pas si elle allait s'y faire.
Clémence retourna alors près du muret pour se reposer un peu et Kenji la suivit. Alors qu'ils étaient tous deux sur le muret, Clémence ouvrit son sac et sortit des feuilles de papier. Il s'agissait d'une liste d'écrivains français classée par siècles. Kenji la parcourut rapidement et lui dit qu'il ne connaissait personne. Comme elle pensait que ce n'était pas possible, elle pointa son doigt sur Emile Zola (1840-1902) et Marcel Proust (1871-1922). Il se reprit alors et dit qu'il les connaissait un peu. Ensuite, elle lui présenta une feuille intitulée "Hommage à de jeunes artistes-peintres." suivi d'un petit texte et de la photo de son tableau. Il eut un petit sourire quand il reconnut son oeuvre mais il ne connaissait pas encore la raison pour laquelle elle lui avait montré cette feuille. Alors, elle lui expliqua à la fois en français et en japonais... Elle lui dit qu'elle avait envoyé son bulletin de participation au Ministère des affaires étrangères, l'institution organisatrice de l'événement. Il n'en revenait pas que son tableau soit parti à Paris dans un tel endroit. Il se sentit un peu gêné et dit qu'il n'avait pas peint depuis longtemps. Alors, elle le rassura en disant que ce n'était pas grave.
Ils parlèrent ensuite de choses plus banales. Elle lui demanda ce qu'il avait fait cette semaine. Il lui dit entre autre qu'il avait fêté son anniversaire. Elle fut un peu surprise et lui demanda immédiatement le jour de son anniversaire. Il s'exécuta et là, elle était restée stupéfaite car la date correspondait exactement à la sienne. Il en fut très étonné et éclata de rire. Il n'en revenait toujours pas que les choses puissent autant coincider. Il voulut également l'entendre dire la date de sa fête d'anniversaire alors elle s'appliqua en japonais pour qu'il n'y ait pas de confusion.
Lorsque l'atmosphère retomba, ils se demandèrent où ils pouvaient bien aller. Etant donné que Kenji connaissait maintenant un peu les goûts de Clémence, il lui proposa de faire un billard. Elle accepta avec plaisir. Ils marchèrent à travers les rues d'Osaka et arrivèrent dans le quartier branché d'Amerika-mura. Kenji demanda la direction d'une salle de billard à un passant. On lui indiqua une direction un peu plus loin. Ils arrivèrent devant un bâtiment et montèrent au troisième étage. Là, il y avait une grande salle avec une douzaine de tables mais il n'y avait personne. En fait, c'était idéal car le lieu était calme. Kenji expliqua les règles du billard à Clémence et ils jouèrent environ une heure. Kenji était très adroit et quand il réussissait de bons coups, il regardait Clémence avec un air de surprise et de joie. Elle ne manquait pas de le féliciter avec des petits clappements de mains, ce qui était une attitude féminine typiquement japonaise. Elle en avait plus ou moins conscience de ses gestes car ils devenaient presque naturels : ils faisaient partie du monde japonais dans lequel elle vivait et elle les utilisait lorsque la situation s'y prêtait. Ce "lâcher prise" avec la culture française, elle en avait décidé un an plus tôt au moment où elle allait prendre des cours de japonais. Elle avait hésité à se lancer dans le japonais car elle savait que le chemin de l'apprentissage était long et difficile, et elle n'avait aucune idée de la durée de son séjour. "Si je reste peu, il vaut mieux visiter le pays que d'avoir la tête penchée sur les livres !", pensait-elle. Mais, les mois passant, elle ne ressentait aucune envie de retourner en France. En fait, elle s'était accoutumée à tout d'une façon incroyable à l'exception du poisson cru (sashimi). Cela lui avait pris quelques mois avant de faire une première tentative gustative... et finalement, elle avait adoré ça. Le thon (maguro), le thon gras (toro), le maquereau (saba) et le saumon (saké) étaient de purs délices ! A son arrivée, elle avait trouvé aussi qu'un bol de riz blanc était ridicule à manger comparé à l'élaboration d'un plat typiquement français. Elle pensait tout bas : "C'est pas cuisiné !" Mais, plus tard, elle comprit l'équilibre de la composition d'un repas japonais et le bol de riz blanc lui semblait plus que nécessaire. Il lui avait fallu parfois juste un peu de temps pour saisir un tas de choses...
A la fin de la partie, Clémence et Kenji se répartirent les frais de la location. Ensuite, ils se promenèrent à nouveau tout en abordant divers sujets. Clémence remarqua qu'il employait souvent le mot "saïkin" qui signifiait "récemment" pour parler de lui et de ses activités. Cela l'amusait beaucoup car elle avait l'impression qu'il avait coupé sa vie en deux, mais elle ne parvenait pas à comprendre où il avait défini cette limite. Elle se contentait de sourire et de répéter saïkin d'un ton ironique à chaque fois qu'il le prononçait par mégarde.
Plus tard, ils entrèrent dans un minuscule restaurant de nouilles muni d'un unique comptoir. L'endroit était très rudimentaire mais bon marché. En général, les clients mangeaient rapidement et s'en allaient presque aussitôt. Le restaurant était donc davantage un lieu de passage qu'un lieu de détente. Kenji commanda un grand bol de udon (nouilles de farine de blé) tandis que Clémence prit un bol de soba (nouilles de farine de blé noir). Elle préférait les soba parce que les nouilles étaient beaucoup plus fines. Ils poursuivirent ensuite leur chemin dans un grand centre commercial réparti sur plusieurs étages. Kenji choisit la direction car Clémence ne pouvait pas lire les inscriptions japonaises. En fait, elle se contenta de le suivre car il avait l'air de savoir où il voulait aller. Il l'amena dans une papeterie riche en matériel pour le dessin et la peinture. Elle était contente et il le savait. Ils restèrent là un bon moment à regarder les diverses couleurs. Soudain, elle remarqua qu'il n'était plus à ses côtés. Elle passa deux rayons et eut un sentiment d'inquiétude en ne l'apercevant pas. Elle crut un instant qu'il l'avait abandonnée. En fait, il était un rayon plus bas. Elle fut rassurée quand elle l'aperçut. Dès qu'elle se présenta au bout du rayon, il se dirigea vers elle. Clémence se demanda s'il l'avait fait intentionnellement pour voir sa réaction... pour voir si elle ne l'avait pas oublié parmi tous ces objets qui l'attiraient immanquablement...
Ils se rendirent ensuite dans une grande salle éclairée qui faisait office de cafétéria. Il fallait commander sa boisson au comptoir et s'installer sur l'une des nombreuses tables. Kenji n'avait pas l'air très enthousiaste... peut-être parce qu'il n'avait plus assez d'argent en poche. Clémence s'en rendit compte alors elle insista un peu pour lui offrir la consommation. Il finit par accepter. Ils se mirent dans un coin de la salle sous une branche de palmier. L'endroit était un peu sombre et ils étaient à l'aise pour discuter car il y avait très peu de monde.
Clémence sortit de son sac une trentaine de fiches représentant des tableaux en majorité impressionnistes et les étala sur la table. Elle demanda ensuite à Kenji de deviner l'artiste qui était derrière chaque oeuvre. Pour elle, il s'agissait d'un jeu mais Kenji avait pris son air sérieux et regardait très attentivement les fiches. Il les devina presque toutes, à l'exception de 4 ou 5, mais il ne démontra aucun sentiment particulier. Clémence le félicita. Puis, ils parlèrent beaucoup.
Clémence en profita pour lui demander pouquoi il disait toujours saïkin car elle voulait savoir à quoi cela correspondait. Il lui expliqua qu'il n'appartenait plus à la tranche des 15, 16 ou 17 ans et que sa vie était maintenant différente. Par conséquent, il ne voulait plus cotoyer ses amis du lycée et souhaitait d'autres fréquentations : il avait ainsi arrêté de leur téléphoner et n'avait pratiquement plus d'amis. Il passait ses journées seul dans sa petite maison ou dans le pavillon de ses parents. Il disait qu'il était seul mais qu'il n'aimait pas spécialement la solitude : il s'était pourtant donné cette nouvelle vie. Clémence pensa qu'il avait tort de couper court avec ses anciennes connaissances et que les amis étaient importants. Mais, peut-être qu'il n'arrivait pas à avoir de sujets de conversation suffisamment intéressants. Il souligna cependant qu'il s'était très bien amusé avec ses amis du club de peinture du lycée. C'est d'ailleurs durant cette période qu'il avait peint son grand tableau (photo 1). Après les cours, à raison de trois heures par jour, il s'était concentré sur ce travail.
Ayant parlé de lui, de sa petite maison boroboro (délabrée) comme il disait, il demanda à Clémence ce qu'elle faisait de son temps. Elle écrivit alors sur le cahier de Kenji "Penser, réfléchir, rêver, dessiner, lire, se promener, prendre des photos" et ajouta cette phrase "Les gémeaux aiment beaucoup rêver le jour." Alors qu'elle lui parlait, elle sentit soudain sa jambe contre la sienne mais elle fit comme si elle n'avait rien senti. Il bougea un instant et essaya une seconde fois mais Clémence était imperturbable. Il s'enfonça donc dans sa chaise voyant que ses tentatives n'aboutissaient pas... Clémence remarqua son grand mouvement en arrière... Puis, elle corrigea ensuite ce qu'il avait écrit en français : une phrase qui disait "Voulez-vous connaître mes intentions ?". La question l'amusa. Elle se tourna alors vers Kenji lui montra sa phrase et dit "Oui". Il sourit et ne voulut pas répondre. Mais plus tard, alors que la cafétéria annonçait sa fermeture, il écrivit en japonais, ce qu'il avait sur le coeur. Dans un premier temps, Clémence ne comprit pas bien mais la phrase était jolie. Celle-ci disait à peu près ceci : "Mon coeur est seul dans le miroir de ma maison". Clémence resta devant cette phrase alors qu'il débarrassait la table. Pendant qu'il s'affairait, elle écrivit : "Vous êtes jeune, vous êtes charmant et bientôt vous allez avoir de la chance." Il s'arrêta sur le mot "bientôt" d'un air interrogateur alors Clémence écrivit vite une autre phrase pour ne pas qu'il y ait de confusion entre eux : "Vous aurez de la chance dans la vie." Puis, ils descendirent dans la rue.
Il faisait presque noir, il était 21 heures. Ils continuèrent un peu leur conversation avec l'aide du dictionnaire. En fait, il voulait connaître la signification du mot "charmant". Elle chercha alors dans le dictionnaire et pointa son doigt sur la traduction en lui tendant le livre. Il lut l'explication donnée en japonais et se mit à rire car il la trouvait plutôt bizarre. En fait, la traduction était rendue par le mot "mignon" alors Clémence lui lança que ce n'était pas ce qu'elle voulait dire. Il se ressaisit alors en voyant que le terme ne correspondait pas à la pensée de Clémence...
Elle poursuivit en lui disant qu'elle avait beaucoup aimé leur première rencontre et qu'elle désirait le revoir. Il était content et l'invita déjà pour leur prochain rendez-vous : une partie de tennis près du pavillon de ses parents car il savait qu'elle appréciait ce sport... Ils se dirigèrent ensuite vers la station de métro. Ils échangèrent encore quelques mots et Clémence en profita pour lui dire : "Vous savez quel âge j'ai ?" Il lui répondit "Non" alors elle ajouta "Devinez !". Il dit "25 ans". Elle prit un air surpris et lança "Non !". Alors, il dit "23 ans". Elle répliqua "Non". Il lui demanda alors : "Combien ?". Elle lui dit d'une voix triste, la tête baissée "33" en japonais. Il crut qu'elle avait fait une erreur d'une dizaine alors il écarta ses trois doigts en disant "33" en français. Elle lui répondit "Oui" sans le regarder. Il lui dit alors qu'elle avait l'air jeune. Elle se contenta de faire un signe de la tête. Il lui demanda ensuite si c'était vrai l'histoire de sa date de naissance. Elle lui répliqua par un bref "Oui".
Elle était bien triste et s'inquiétait pour lui. Elle se précipita ensuite dans le métro en lui faisant un signe de la main et en ajoutant "Kyotsukete" qui signifie "Prenez soin de vous !" en japonais. Kenji avait perdu son grand sourire de la première rencontre...
AU BORD DE LA RIVIERE
Clémence laissa passer trois jours mais elle était si inquiète qu'elle ne put s'empêcher de l'appeler. En fait, elle voulait savoir s'il allait bien car ils s'étaient quittés trop brusquement dans un moment délicat. Durant ces trois jours, elle avait essayé de se mettre à sa place et elle en était venue à penser qu'il se sentait peut-être trop honteux pour la rappeler. De plus, elle ne voulait pas le laisser seul face à ses pensées alors elle décida de briser la glace. Ce jour-là, elle avait eu de la chance car il se trouvait chez ses parents. Ils se saluèrent et il lui demanda comment elle allait. Elle fit de même. Il lui répondit que tout allait bien. Après sa réponse, il y eut un moment de silence qui l'inquiéta alors elle insista en disant "Vraiment ?" en japonais. Il lui assura une seconde fois qu'il allait bien alors elle fut enfin rassurée. Ensuite, ils discutèrent un peu et décidèrent de se revoir. Il la laissa choisir où ils pourraient bien se promener. Clémence répliqua "Kyoto !" car elle adorait cette ville. Il lui signifia immédiatement son accord par deux "Oui". Le rendez-vous fut donné à la station de train Umeda à 10 heures. Quand Clémence raccrocha, elle se sentit enfin soulagée d'un poids énorme. Il s'écoula néanmoins quelques jours avant qu'ils se revoient car Clémence était occupée. Elle avait prévu de se rendre à Amanohashidate, considéré comme l'une des splendeurs du Japon avec Matsushima, Itsukushima jinja etc. Elle avait envie d'échapper à la grande ville et au rythme quotidien. Durant son séjour, elle n'avait pas cessé de penser à Kenji. Au sanctuaire Monjudo, elle lui avait acheté un charme pour lui porter bonheur et avait tiré un papier de prédiction qu'elle pensait lui remettre.
Le jour de leur rencontre, elle arriva avec dix minutes de retard. Elle l'avait vu de loin regarder sa montre. Quand elle arriva devant lui, elle ne manqua pas de s'excuser. Il lui dit que ce n'était pas grave. Il était un peu différent : il avait coupé ses cheveux sur les côtés, ce qui lui donnait un air un peu plus sérieux. Clémence se mit à regretter ses boucles qui rebiquaient. Il portait un polo blanc classique, un jean et ses chaussures de détente. Ils semblaient tous deux heureux de se revoir. Ils échangèrent quelques mots et se demandèrent s'ils allaient vraiment se rendre à Kyoto car le temps était à la pluie. L'un et l'autre ne voulant pas s'imposer, il s'écoula quelques minutes avant une décision. Tout d'abord, ils soulignèrent que le temps était bien mauvais et qu'il serait peut-être préférable de rester à Osaka. Alors, ils s'accordèrent pour cette ville...
Clémence proposa d'aller dans un grand Café qu'elle connaissait parce qu'elle s'y sentait bien : il était spacieux et avait de nombreuses tables. Les gens entraient, commandaient leur consommation au comptoir, payaient, emportaient leur plateau et s'installaient à une table. Kenji trouva l'idée bonne. Ils se dirigèrent donc dans les sous-sols de l'immense gare et parvinrent au Café. Kenji prit un Coca tandis que Clémence choisit un café. Puis, elle le laissa choisir l'endroit où ils allaient pouvoir s'installer : il se dirigea dans un coin de la salle juste devant une baie vitrée. De l'autre côté de la baie, il y avait un bassin d'eau avec de nombreuses plantes. L'endroit était très agréable pour se détendre. Clémence et Kenji étaient un peu cachés par la végétation environnante et se sentaient bien pour parler librement car il y avait peu de monde à cette heure matinale.
Kenji parla de poèmes japonais. Il dit qu'il avait passé 4 jours à étudier des poèmes et 2 jours à étudier la langue française. Clémence lui demanda alors de lui expliquer son poème préféré. Il lui répondit qu'il était difficile d'en choisir un car il en existait énormément. Ils continuèrent néanmoins sur le sujet car Kenji avait apporté les célébres cartes de poèmes que les Japonais sortent à l'occasion du Nouvel an pour se remémorer certaines poésies classiques. Lorsque Kenji finit ses explications, Clémence sortit trois paquets de photos et un petit sac en plastique blanc qu'elle lui tendit en disant qu'il s'agissait d'un souvenir d'Amanohashidate. Il le prit et le déposa tout de suite près de lui. Il avait l'air gêné par ce geste amical... Ensuite, il regarda attentivement les photos. Quand il arriva à la première photo de Clémence avec une amie japonaise devant l'enseigne de la petite ville, sa main fit un écart de côté comme s'il désirait la photo. Puis, il se ressaisit sans rien dire et continua à les passer les unes après les autres. Il tomba ensuite sur une photo de Clémence avec deux amis japonais devant les portes coulissantes d'une belle résidence. Le bois des portes, empreint de noir er de marron, était magnifique. Kenji lui demanda alors si elle aimait les portes coulissantes japonaises. Il lui demanda aussi si elle portait le kimono. Il resta un long moment à contempler cette photo car elle était très réussie. Il poursuivit et s'étonna lorsqu'il vit des photos de rizières et de gros plans sur des plants de riz. Il s'exclama : "Est-ce que c'est intéressant ?". Clémence lui répliqua "oui" en ajoutant qu'il n'y avait pas de rizières en France et qu'elle trouvait cela instructif.
Lorsque la conversation prit fin, ils quittèrent le Café et cherchèrent un autre but. Kenji proposa une promenade au bord d'une rivière sachant que cela ferait plaisir à Clémence. Elle accepta avec joie. Ils prirent le train en direction de la ville de Kobe, passèrent deux rivières (la Mogawa et l'Inagawa) et s'arrêtèrent à la station Shukugawa (du nom de la rivière). Il était déjà 16 heures alors ils mangèrent sur le pouce et se dirigèrent vers la berge de la petite rivière. Cet endroit était réputé pour ses magnifiques cerisiers en fleurs mais la saison était terminée... Le lieu était calme et il y avait peu de monde car le temps était nuageux. Ils remontèrent lentement la rivière en parlant de l'écrivain Natsumé Sôseki (1867-1916). Kenji voulut savoir les livres qu'elle avait lus de l'auteur. Elle lui confia alors qu'à l'âge de 20 ans, son petit ami étudiant en peinture lui avait offert un petit livre de Sôseki et qu'à cette époque elle ne connaissait pas cet écrivain. Elle lui précisa alors le titre du livre : il s'intitulait "Oreiller d'herbes". Elle tenta de lui traduire la phrase en japonais mais ce fut très laborieux. Il semblait cependant avoir compris. Elle avoua qu'elle avait eu beaucoup de mal à comprendre l'oeuvre à cause de l'histoire un peu compliquée mais que les images poétiques étaient jolies. Natsumé Sôseki a écrit à propos de son livre en 1906 : "Si ce roman-haïku (l'expression est certes bizarre) s'avère possible, il ouvrira de nouveaux horizons dans la littérature. Il ne me semble pas que ce type de roman ait déjà existé en Occident. En tout cas, il n'y en a jamais eu de tels au Japon". Voyons de plus près l'histoire : "Un peintre se retire dans les montagnes, pour peindre, pour se reposer, mais surtout pour faire le point sur son art. Qu'est-ce que la sensibilité artistique ? Qu'est-ce que la création ? Qu'est-ce qu'une sensation ? Comment distinguer l'art japonais de l'art occidental ? Le peintre observe la nature, mais aussi les êtres humains. Dans l'auberge où il loge, il est le témoin silencieux d'un curieux manège. Une femme exceptionnellement belle paraît chargée d'un passé mystérieux qu'il essaie de mettre au jour. Les légendes du lieu, les commérages s'entremêlent et, à travers l'observation de cet être qui est à la fois le modèle idéal du peintre et le personnage du roman en train de s'écrire, l'auteur tente de définir son art, dans l'attente de la 'crise' qui lui donnera son sens" (synopsis du livre).
A ce moment-là, ils quittèrent la rivière car la berge se terminait par un petit escalier en pierre qui accédait à la rue. Ils marchèrent alors au hasard des rues. Soudain, Clémence aperçut, de l'autre côté du trottoir, un petit Café bien romantique avec deux grands parasols beiges sur une terrasse. Elle eut la sensation d'être à Paris... Elle indiqua le Café à Kenji en lui disant que c'était comme à Paris. Voyant le visage si animé de Clémence, il comprit qu'elle aimerait bien faire un arrêt dans cet endroit si charmant. Quelques secondes plus tard, ils étaient tous deux autour d'une jolie petite table. Kenji regarda la carte en disant que c'était cher. Pour Clémence, ce n'était pas important car elle voulait profiter de ce lieu si agréable. Elle s'avança alors pour lui offrir la consommation. Puis, ils passèrent à autre chose. Clémence lui donna quelques conseils en français et lui corrigea son cahier où il avait l'habitude d'écrire des mots et des phrases. C'est là qu'elle tomba sur une petite phrase qui disait "J'ai eu tort" et un peu plus loin une autre "Je n'ai pas eu raison". Clémence sourit et pointa son doigt devant la première phrase en prenant un air interrogateur. Il sourit de même et dit qu'il s'était simplement exercé à écrire. Clémence lui montra alors un large sourire qui démontrait qu'elle avait compris ce qu'il voulait dire. Kenji montra ensuite quelques signes de fatigue et ne parlait plus beaucoup. Clémence lui demanda alors s'il voulait partir. Il répondit "Non" certainement pour faire plaisir à Clémence. Puis, l'atmosphère devint de plus en plus calme alors Clémence réitéra sa question et il finit par accepter.
Quand ils quittèrent le Café, il faisait presque noir. Alors qu'ils marchaient, Clémence lui dit soudain : "Vous me téléphonerez ?". Il ne dit rien à cela. Elle lui avait lancé ça, un peu subitement et il avait sans doute été surpris par le ton employé. En fait, Clémence se sentait un peu gênée d'appeler chez ses parents maintenant qu'il connaissait son âge. De plus, elle se demandait si finalement il désirait réellement passer du temps avec elle car elle n'avait jamais entendu de sa voix "J'aimerais vous rencontrer". Elle, elle n'avait pas peur de le lui dire au téléphone en japonais. Il avait toujours répondu par un "Oui" mais le désirait-il vraiment maintenant qu'il connaissait son âge...
Ils arrivèrent à une petite station et prirent le train. Voyant une place libre, il lui demanda si elle voulait s'asseoir. Clémence lui répondit "Non" étant donné qu'il n'y avait qu'une seule place. Ils restèrent donc debout l'un à côté de l'autre. A un moment, Clémence se tourna pour lui poser une question. Elle remarqua qu'il avait les yeux fermés. Elle changea alors sa question et lui demanda s'il était fatigué. Kenji lui répondit qu'il avait mal dormi. Clémence pensa alors qu'elle en était la cause alors elle voulut en connaître la raison. Intentionnellement, il répondit à côté de la question. En attendant, deux places s'étaient libérées alors ils s'assirent. Clémence lui tendit son dictionnaire pour comprendre. Il hésita entre les pages et montra le mot "sieste". Visiblement, il s'échappait encore... Ils descendirent ensuite du train car il y avait un changement. Sur le quai, Kenji s'assit sur un banc. Clémence lui tendit son dictionnaire sur le mot "inquiet" puis "nerveux" pour savoir dans quel état se trouvait son ami. Il lui répondit alors que c'était différent. Il lui prit alors le dictionnaire et pointa son doigt sur le mot "songe" en japonais. Clémence était inquiète car il venait de lui confier qu'il n'était pas bien et cela la touchait beaucoup car elle l'appréciait énormément. Elle n'était donc pas indifférente à sa santé. Elle prit le dictionnaire et chercha la traduction du mot "cauchemar" et il finit par dire que c'était ça. Elle ouvrit une dernière fois le dictionnaire pour lui dire qu'elle était troublée par sa présence. Il comprit et ajouta "Moi aussi". A partir de cet instant, ils restèrent silencieux. Clémence était réellement troublée. Il essaya de rompre le silence mais les sentiments avaient été trop dévoilés et ne laissaient place à autre chose. Ils finirent par se quitter dans le train. Elle lui dit un simple "Au revoir" et s'enfuit. Il lui répondit "Au revoir, à bientôt !". Elle sut alors qu'elle allait le revoir;
Quatre jours plus tard, un mardi, il l'appela pour lui dire qu'il ne pourrait pas la rencontrer tout de suite car il allait partir à Nara. De plus, il devait se rendre à Osaka, dans le quartier d'Umeda avec sa mère. Elle lui demanda ce qu'il allait faire mais il ne répondit rien. Alors, elle n'insista pas. La semaine passa. Clémence avait été bien occupée et était parvenue à l'oublier un peu. Durant ce temps, elle avait réalisé qu'il n'avait que dix-neuf ans.
Le lundi suivant, Kenji l'appela vers 18 heures. Sa voix trop enjouée ne lui plut pas car elle pensait que cela cachait un grand malaise. Kenji lui proposa de la voir le vendredi. Elle accepta et lui demanda leur lieu de rendez-vous car elle voulait lui laisser le libre-choix. Elle avait eu raison car il lui dit promptement "A la bibliothèque !". Elle comprit alors qu'il n'était plus très à l'aise de la rencontrer ailleurs et qu'il préférait le cadre formel de la bibliothèque qui les ramenait à leur première rencontre. Elle lui laissa également choisir l'heure de leur rencontre. Il avait réfléchi un long moment comme s'il voulait échapper à quelque chose. Il finit par ajouter "10 heures". Voyant que les choses ne tournaient pas comme avant, elle enchaîna soudain pas les salutations. Kenji fut un peu surpris par cette transition un peu brusque et se contenta de la saluer. En fait, Clémence avait coupé court à la conversation car elle ne savait plus quoi lui demander étant donné qu'il s'était défilé la fois précédente devant des questions qu'elle estimait banales.
Après son appel téléphonique, elle se demandait si elle allait se rendre à la bibliothèque car elle n'en avait plus très envie. Mais, elle se disait que ce n'était pas bien de ne pas tenir une promesse. Elle pensait qu'il allait se lever tôt pour aller à sa rencontre et que ce ne serait pas gentil de sa part de lui faire une telle chose. Alors, elle se rendit au rendez-vous...
DERNIERS REGARDS
Clémence avait eu une semaine assez chargée alors ce jour-là elle était un peu fatiguée. En plus, c'était le mois de juin et il commençait à faire très chaud. Elle arriva à la bibliothèque avec 30 minutes de retard. Elle se rendit directement à la table de leur premier rendez-vous mais il n'y était pas. Elle fit alors quelques pas vers la table de leur première rencontre mais il n'y était pas non plus. Elle resta un moment debout immobile ne sachant quoi faire. Puis soudain, quelqu'un lui fit un signe à travers la vitre d'une salle située juste en face d'elle.
Elle le reconnut après quelques secondes car il avait changé un peu sa coupe de cheveux. Elle regretta ses boucles qui rebiquaient et lui donnaient un air d'artiste. Maintenant, ses cheveux avaient tendance à se redresser sur la tête sans être vraiment raides. Elle se disait qu'auparavant il avait l'air d'une autre époque, c'était certainement ce qui lui avait plu.
Elle s'installa en face de lui en s'excusant de son retard et en lui faisant part de sa fatigue. Il poursuivit en disant que ce n'était pas grave. Il lui dit ensuite qu'il était allé à Nara et sortit de son sac un cadeau enveloppé d'un papier bleu. Elle fut un peu surprise car elle ne s'attendait pas à recevoir quelque chose. Elle suivit la coutume japonaise qui veut que l'on n'ouvre pas le cadeau tout de suite. Elle le remercia et déposa le cadeau près d'elle. Il lui dit alors que c'était du papier à lettre traditionnel. Elle renouvela ses remerciements.
Il sortit ensuite deux petits paquets de cartes comportant des poèmes. Il expliqua que les Japonais jouaient à ce jeu le jour de l'An... Un arbitre lisait le début du poème et les joueurs devaient trouver la suite du poème à partir des 100 cartes étalées devant eux. Kenji était très fort à ce jeu et remportait au moins toujours une soixantaine de cartes quand il jouait avec sa mère et ses frères. En fait, il n'avait pas amené ces cartes par hasard. Il s'était souvenu que Clémence lui avait demandé de lui expliquer son poème préféré. En voyant cela, elle s'était dit qu'elle avait bien fait de venir car il avait pensé à elle et elle aurait été gênée s'il avait dû repartir ainsi. Pendant un moment, il lui traduisit quelques poèmes faciles à comprendre.
Ils enchaînèrent ensuite sur la langue française et sur la vie. Mais, il était plus réservé que d'habitude. Elle lui expliqua alors que les Français aimaient connaître la pensée de leurs amis afin de poursuivre éventuellement un chemin commun sans ambiguïtés. A cela, il lui répondit qu'il y avait la barrière de la vie privée. Elle lui dit alors qu'il verrait quand il sera en France. Il devait en effet partir en août pour plusieurs mois. A un moment, elle lui posa une question et il répondit que c'était un secret. Elle s'était dit que finalement il avait posé bien trop de secrets partout et que ce n'était plus intéressant de discuter avec lui, s'il n'y avait plus d'échange possible.
Au cours de leur conversation, il lui fit comprendre qu'il voulait rencontrer des personnes de 25, 26 ou 27 ans. Elle comprit tout à fait ce qu'il voulait dire : il souhaitait tout simplement s'éloigner d'elle. Clémence pensa en fait que cette raison masquait la réalité : il ne savait que faire des sentiments qu'il avait pour elle et la rencontrer le désorientait. Il avait donc choisi de se refermer.
Un peu plus tard, Kenji lui demanda de dresser en français les mots qui servaient à poser des questions. Clémence commença donc à lui expliquer certains mots interrogatifs en faisant des phrases. Puis, ils poursuivirent leur échange par l'étude des kanji (caractères chinois). Kenji insista pour qu'elle écrive en kanji les chiffres de 1 à 10, puis certains mots. Clémence n'était pas très enthousiaste car cela lui semblait trop difficile. Par un schéma, elle lui démontra qu'il était aussi difficile d'étudier les kanji que d'escalader l'Everest. Dans sa tête, elle était donc arrivée à la conclusion suivante : puisqu'elle ne parviendrait jamais au sommet de l'Everest, elle ne maîtriserait jamais les kanji. Tout à coup son téléphone sonna. Elle s'empressa de le saisir car deux personnes lisaient près d'eux. C'était une amie qui l'appelait. Celle-ci était revenue de Paris et lui disait qu'elle n'avait pas rencontré de beaux garçons. Clémence se mit alors à rire en jetant un coup d'oeil sur Kenji. Un sourire avait traversé son visage alors qu'il avait la tête baissée. Clémence pensa alors qu'il devait aimer son rire. Un peu plus tard, alors que Clémence était toujours absorbée par sa conversation téléphonique, Kenji en profita pour lui écrire un message dans son cahier de notes ainsi que la manière d'écrire son prénom en caractères chinois. Ensuite, il se leva et partit regarder des livres.
Quand il revint il proposa à Clémence de lui poser des questions à l'aide des mots de la liste qu'elle lui avait dressés. Elle n'en revenait pas de pouvoir enfin lui poser des questions. Elle démarra donc au quart de tour avec la question suivante : "Où allez-vous après ?". Kenji soupira un grand coup. Alors, elle lui dit en riant : "Vous m'avez demandé de vous poser des questions !". Il comprit qu'elle jouait un peu avec lui, alors il lui dit "Je ne sais pas" d'un ton sérieux. Elle continua alors avec des questions assez banales pour ne pas l'importuner davantage.
Vers 15h30, ils quittèrent la bibliothèque. Ils restèrent quelques secondes devant l'entrée. Elle lui demanda ce qu'il désirait faire. Comme il ne se prononça pas clairement, elle lui demanda s'il voulait manger des nouilles japonaises. Il accepta volontiers. Ils prirent le métro, marchèrent un peu et entrèrent dans un endroit rudimentaire avec un seul comptoir et des chaises hautes. Ils mangèrent et échangèrent quelques paroles. Au cours de cet échange, Clémence lui remit sa carte de visite car elle ne pensait plus le revoir. Elle lui dit simplement de se souvenir d'elle car elle pourrait peut-être l'appeler si son tableau était accepté à l'Hommage à de jeunes artistes-peintres à Paris. Il lui rappela que son tableau était très long mais elle lui dit que ce n'était pas grave. Il tint la carte pendant un bon moment et finit par la ranger. Il prit ensuite son porte-monnaie, l'ouvrit et sortit les deux petits cadeaux que Clémence lui avait rapportés de son petit voyage à Amanohashidate. Elle lui avait acheté un petit porte-bonheur rectangulaire en tissu sur lequel figurait un trèfle et un papier de prédictions qu'elle n'avait pas ouvert. Elle le questionna alors sur les prédictions écrites et sur le petit objet joint. Il lui répondit qu'il obtiendrait "une petite chance' mais il n'en dit pas plus. Il sortit le petit objet doré enfoui dans son porte-monnaie. Il s'agissait d'une tortue, signe d'une longue vie riche en trésors. Elle la prit dans sa main : elle était plate, extrêmement légère.
Le repas terminé, ils se levèrent. Clémence voulut payer mais Kenji l'avisa qu'il avait déjà réglé la note. Elle le remercia. Ils marchèrent un peu et traversèrent une longue galerie commerciale près de la station Namba. Pour une fois, Clémence s'amusait du regard des autres sur elle et Kenji. Oui, elle était l'étrangère avec un Japonais et cela suscitait les regards... Lors de cette promenade, Clémence ne parla pas beaucoup car elle ne savait plus quelle question serait digne d'une réponse. Elle se contenta de marcher à ses côtés et, de regarder les vitrines et la tenue vestimentaire des gens qu'elle croisait...
Ensuite, ils entrèrent dans un Café qui venait d'ouvrir ses portes pour la soirée. Il était 18h30 précises. Le lieu était très calme. Kenji posa des questions sur la France, le TGV et les endroits intéressants situés dans le sud du pays. Il lui demanda de lui apprendre des choses mais elle ne voyait plus quoi lui dire exactement. En fait, son enthousiasme envers lui n'était plus le même qu'auparavant... Elle aurait aimé le mener sur son chemin et le faire participer aux avantages qu'elle avait du fait d'être une étrangère au Japon mais il n'avait pas suivi ses traces, et son chemin s'était déjà trop écarté du sien.
Lorsque l'ambiance tomba vraiment, ils décidèrent de sortir. Ils se dirigèrent vers la station de métro Yodoyabashi. L'air était très agréable, ni trop chaud ni trop froid. La nuit tombait et les gens se pressaient vers le métro. Il suffisait de les suivre pour ne pas se perdre. Arrivés à la station Yodoyabashi, ils n'étaient apparemment pas encore prêts à se quitter. Ils passèrent donc cette bouche de métro et décidèrent de se rendre à la suivante.
Dans le métro, ils échangèrent quelques paroles et se séparèrent dans une simplicité extrême. Elle lui dit "Au revoir", fit un signe de la main et s'engouffra sans se retourner dans le wagon. Il resta debout sur le quai et lui dit "Au revoir" les deux bras collés le long du corps. Après tout, il en avait décidé ainsi alors pourquoi lui montrerait-elle des sentiments en le quittant ? L'attitude froide qu'elle s'était donnée, prouvait cependant qu'elle le quittait en emportant tous ses sentiments.
A vrai dire, l'histoire ne se termina pas ainsi. Kenji lui téléphona la veille de son départ pour la France car il voulait lui dire un dernier "Au revoir" et lui donner une lettre en main propre. De son côté, Clémence avait prévu de lui remettre un document sur Natsumé Sôseki ainsi que le manuscrit de leur rencontre. Pour cette ultime occasion, ils décidèrent de monter au dernier étage d'une tour panoramique située à Osaka, semblable à la tour Montparnasse à Paris. Ils échangèrent peu de mots mais contemplèrent, tous deux, pendant un long moment le paysage qui s'offrait à eux : la ville immense s'étendait à perte de vue tandis qu'une grande rivière se faufilait entre les différents quartiers. Clémence ne put s'empêcher de penser aux estampes d'Hiroshige. L'art japonais devenait une réalité...
Photos/Copyright Catherine Pulleiro