mercredi 5 février 2014

Allons voir les démons du Japon !

Démons visibles ou invisibles, méfiez-vous des démons du Japon... Le mois de février est l'occasion de cotoyer quelques démons un peu partout dans le pays. Le rite de Setsubun qui marque la veille du printemps, un temps particulier suspendu entre deux saisons est, en effet, l'occasion propice pour découvrir les masques de démon et leurs costumes de fête. N'ayez crainte mais prenez garde à vous !!! Je vous invite dans un endroit un peu reculé, entre un lac (le lac Biwa) et quelques montagnes, dans la petite ville  de Taga et son sanctuaire Taga Taïsha. Nous sommes dans la préfecture de Shiga (île de Honshu) et nous avons laissé le train JR (Japan Railways) pour un petit train de campagne qui tangue assez bruyamment. Arrivé au terminus, tout le monde descend mais il n'y a pas grand monde, à vrai dire. Nous sommes bien le 3 février et un festival très particulier s'apprête à se dérouler mais je ne vois presque personne. Je demande la direction du sanctuaire et on m'indique la route principale : il faut continuer tout droit ! Il neige... C'est fou comme le climat peut changer en quelques heures de train ! Le Japon est un pays où les traditions sont encore très vivantes : elles structurent le calendrier, les saisons, les rites agricoles... bref la vie des gens et leur imaginaire. Les fêtes (matsuri) sont des moments de détente, de symbiose collective, de marqueur identitaire. Elles sont populaires et chacun se rassemble pour profiter de tel ou tel moment magique éphémère. L'émotionnel est donc un élément très important car on vient pour voir, pour ressentir, pour goûter à l'esprit de la fête, pour éventuellement participer ou tout simplement pour faire partie d'un tout de façon momentanée.
 
Je me sens un peu étrangère dans ce lieu mais j'aime assez ce sentiment car cela me donne l'impression d'être un peu particulière parmi tous ces Japonais. Cette année-là, j'étais la seule étrangère à profiter de ce rituel et c'est d'ailleurs ici que j'allais rencontrer mes deux meilleurs amis photographes et que nous allions définitivement sceller notre amitié par l'échange de la carte de visite (à leur initiative). Ils m'avaient déjà remarqué à d'autres reprises dans des villes différentes au cours d'autres fêtes car j'avais pris pour habitude d'aller de fête en fête. Apparemment, ils avaient aussi cette même habitude et j'appréciais tellement de les voir que je me déplaçais parfois plus dans l'espoir de les voir que de découvrir une fête. Mais cela ne marchait jamais lorsque j'avais cette idée en tête alors je finis par l'abandonner et m'attacher uniquement à la fête en question. Et ce jour-là, à plusieurs kilomètres de chez moi, nous avions eu cette même intention : profiter de la fête de Setsubun en ce 3 février. C'était inespéré ! Je ne savais comment me comporter car le hasard nous réunissait encore... Je pense qu'intérieurement je devais faire des bonds de joie !!! Notre but commun était bien sûr d'essayer de faire de la belle photographie. Me voyant habillée trop simplement pour de telles intempéries, ils me proposèrent des gants et ce fameux par-dessus jaune que vous pouvez voir sur la photo ci-dessus. Est-ce dû à mon inconscience du jour ou à cette véritable passion pour les fêtes, qu'ils me considérèrent autrement en ce jour cela est fort possible. Les explications n'étaient pas nécessaires, leur attitude était suffisamment parlante. 



 Le rituel consiste ici à chasser les démons qui s'agitent dans tous les sens et font peur au public, surtout aux jeunes enfants avec leur masque effrayant. Les démons résistent en vain aux prêtres qui leur lancent quelques pois grillés (haricots, fèves) pour les éloigner du sanctuaire. Il s'agit d'une représentation théâtrale très attendue par les Japonais. Derrière les prêtres, suit un cortège d'hommes âgés de 60 ans (si mes souvenirs sont bons). Cet âge est dit favorable pour les hommes. Chacun d'eux tient une petite boîte en bois remplie de haricots qui seront lancés au public. Le jet de haricots fait partie de la chasse aux démons. Dans les maisons, il est coutume de lancer des haricots pour éloigner les démons en disant "Oni wa soto, fuku wa uchi" qui signifie "Les démons dehors ! La bonne fortune dedans". Il est aussi admis d'accrocher des aliments puants (sardines, ails, oignons etc.) sur le pas de la porte afin d'éloigner les mauvais esprits. Et il existe sûrement bien d'autres recettes anciennes pour échapper aux esprits néfastes qui pourraient bouleverser la vie familiale. Pour s'assurer une année en forme physique, il est recommandé de manger autant de pois grillés que son âge : le rituel de Setsubun est donc une occasion de "récolter" quelques pois.




La  journée est marquée par une deuxième lancée, celle des "mochi", gâteaux de riz. Chacun espère pouvoir manger un gâteau sacré du sanctuaire pour bien terminer la journée. Est-ce une sorte de purification intérieure qui permettrait de s'assurer qu'aucun démon ou esprit néfaste s'est glissé dans son corps ? Même si la question reste sans réponse, il vaut mieux manger un mochi au cas où un être surnaturel serait en notre possession... Superstition ? Peu importe, il faut se prémunir...


Les démons (oni) sont très présents dans l'imaginaire japonais notamment lors de la fête du Nouvel An où ils sont incarnés par des hommes portant un masque effrayant et des cheveux ébouriffés de couleur parfois rouge ou blanc. Les démons font partie de la catégorie des yôkaï (bestiaire du fantastique japonais), lesquels sont des êtres surnaturels représentés depuis longtemps dans des estampes anciennes mais aussi dans des mangas et des dessins animés. Les esprits revenants ou esprits maléfiques (spectres) qui s'incarnent à travers une personne sont en quelque sorte des démons. Je pense ici à la célèbre composition du maître de l'estampe, Hokusaï qui représente le visage d'Oiwa (héroïne tragique) sous la forme d'une lanterne déchirée. Il y a également un film de Akira Kurozawa (Le château de l'araignée, 1957) qui laisse apparaître un spectre sous la forme d'une femme, laquelle donne la destinée de chacun des protagonistes avant de disparaître en fumée.
 
La très belle exposition de la Maison de la culture du Japon à Paris intitulée "Yôkaï" qui a eu lieu en 2005-2006 nous a permis de découvrir ce thème si particulier. Il est néanmoins toujours possible de découvrir l'ensemble de ces créatures surnaturelles, dans deux volumes écrit par Shigeru Mizuki aux Editions Pika dont le titre est "Yôkaï, Dictionnaire des monstres japonais". En comparaison des Français, les Japonais sont davantage en rapport avec le monde de l'au-delà dans le sens où ils vénèrent leurs ancêtres et leurs dieux au sein de leur foyer. Par exemple, dans le nord du Japon, l'autel familial (autel des ancêtres) peut être aussi grand qu'un de nos placards. Leur rapport au monde des morts est  donc plus proche que le nôtre dans le sens où le rituel aux ancêtres s'inscrit dans leur quotidien et peut se faire chez eux. De plus, leur foyer peut comprendre divers autels shinto pour honorer tel ou tel dieu. Par la pensée, ils peuvent passer du monde du visible au monde de l'invisible assez rapidement. Ce va-et-vient mental caractéristique des Japonais peut être assez troublant pour quelqu'un qui ne connaît pas leur culture. Bonne route au pays des démons ! Ah,ah,ah !


 

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