jeudi 31 juillet 2014

Nouvelle (extraits) - A la dérive

 - Vous avez trouvé du travail  ? me demanda l’assistante sociale avec l’empathie qui la caractérisait. C’était une femme d’une cinquantaine d’années très à l’écoute, compréhensive mais plutôt impuissante face à la situation à laquelle Pénélope (ペネロプ) était confrontée depuis plusieurs mois. A chaque nouvel entretien elle remplissait un dossier de prolongation d’aide financière destiné au Conseil régional du département afin que Pénélope continue à percevoir le Revenu de Solidarité Active (RSA), une somme d’environ 400 euros par mois en attendant de pouvoir travailler. L’entretien se poursuivait ensuite par une petite conversation au cours de laquelle l’assistante lui donnait quelques conseils pour entrer dans la vie active, améliorer son parcours de formation ou tout simplement avoir accès à internet.
- Non, je n’ai rien trouvé. En fait, je n’arrive pas à me fondre dans la société. Je ne sais pas. Je connais la culture française, j’ai fait mes études en France, j’ai toujours habité ici mais j’ai du mal à comprendre les gens. Je ne suis pas pareille… Je ne sais pas. Ca ne va pas.

Pénélope venait de passer plusieurs années au Japon et était rentrée précipitamment en France suite à une embrouille avec ses voisins qui l’avait profondément perturbée. A tel point, qu’avec le recul, elle ne savait toujours pas si le tapage quotidien organisé autour de son logement était dû à ses voisins en colère contre elle, à sa propre folie, ou bien, à un mélange des deux.
Avant son départ, elle avait sollicité l’aide d’une amie française pour l’héberger la nuit car elle voulait échapper à tout prix aux nuisances sonores de son voisinage qu’elle endurait déjà depuis un certain temps. Et puis, elle tenait à assurer ses derniers jours de travail dans de bonnes conditions physiques. Elle avait eu beau essayer de tenir le choc, les événements l’avaient déjà bien chamboulée. C’est la raison pour laquelle elle avait dû prendre une décision rapide : elle retournerait en France dans les plus brefs délais. Elle aurait aimé trouver une autre alternative mais elle n’avait rien trouvé de plus bénéfique pour l’équilibre de sa santé. Puis, elle devait se faire une raison. Elle ne pouvait plus se permettre de déménager : elle n’avait pas assez d’économie et les frais de location étaient plutôt onéreux. De plus, la discussion qu’elle avait eu avec le propriétaire de son logement n’avait rien donné de constructif étant donné que la barrière linguistique l’avait empêchée d’aller au fond de son problème de voisinage et de comprendre les paroles de son interlocuteur. Et pour clore le tout, ses nerfs avaient lâché au beau milieu de l’entrevue : elle s’était mise à pleurer avec des sanglots, tellement elle se sentait abattue et impuissante face à son problème de voisinage. Au moment de se quitter, elle avait juste retenu cette petite phrase que les Japonais lançaient à tout-va avant de se séparer : « Bon courage ! » Cela lui avait paru tellement incongru d’entendre ce genre de réplique alors qu’elle était en plein désarroi et espérait une aide potentielle qui la sortirait de son impasse. J’en ai qu’à faire de ses encouragements ! pensa-t-elle. Elle réalisait qu’il s’était juste contenté de suivre la politique de l’autruche et d’ignorer la menace qui pesait sur elle alors qu’elle avait besoin d’un médiateur ou d’un interprète qui lui explique concrètement la situation et lui dise ce qu’il fallait faire pour apaiser la colère de ses voisins. Devait-elle s’excuser pour un acte qu’elle aurait commis malencontreusement, et qui allait à l’encontre du savoir-vivre japonais ? Pénélope s’était interrogée de multiples fois et n’était pas parvenue à cerner réellement l’ampleur de la discorde du fait de sa méconnaissance de la langue et de la culture japonaises. Et son sauveur potentielle s’en était allé en toute tranquillité…

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Il n’y avait que très peu de résidents étrangers dans le quartier où résidait Pénélope car il s’agissait d’un quartier ordinaire destiné à des gens de classe sociale japonaise moyenne mais Pénélope aimait se fondre dans ce genre de vie car elle pensait y trouver l’essence de l’esprit japonais. Elle avait d’ailleurs eu l’occasion de danser pour la fête des morts (Bon odori, 盆踊り) un soir d’août grâce à une voisine japonaise passionnée par les danses traditionnelles qui l’avait attirée avec insistance. Pénélope avait dû surmonter sa timidité et était entrée dans la ronde sans connaître le mouvement des bras et le placement des pieds. Mais qu’importe ! Elle avait été acceptée, par tous, avec joie et son bonheur était visible même si elle était parfois la risée des plus jeunes qui s’amusaient de ses gestes et de ses pas maladroits. Les femmes avaient sûrement remarqué son kimono beaucoup trop court pour sa taille occidentale mais cela lui était égal. Au cours d’une autre fête locale située sur l’île de Shikoku, on lui avait bien enfilé une veste dont les manches étaient beaucoup trop courtes pour elle mais que pouvait-elle faire ? Sa stature n’était pas celle d’une japonaise et l’important consistait à se laisser traverser par l’univers sacré de la fête jusqu’à en oublier sa propre personne. Dans ces moments-là, elle se sentait faire partie d’un tout : elle était la fête et n’existait plus en tant que Pénélope. Elle vivait, avançait, bougeait et respirait comme un élément de la fête au même titre que les autres spectateurs et les nombreux participants. Tous ces bons souvenirs restaient ineffaçables dans sa mémoire car elle en était imprégnée jusqu’à la moelle ! Il lui suffisait d’entendre quelques rythmes de tambour bien particuliers pour que des sensations, des images, des couleurs, des localités, des personnes, des objets du folklore japonais resurgissent dans toute sa personne comme si de puissants gongs la réveillaient brusquement au cours d’un long sommeil. De retour en France, le Japon réapparaissait par intermittence dans ses nuits tranquilles comme si elle avait laissé un bout d’elle-même dans ce pays ou comme si elle avait emporté une part de l’immatérialité bien plus importante que les vingt kilos de bagages auxquels elle était limitée lors de son embarquement.

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A la suite de cet épisode nocturne, elle s’était dit qu’elle ne pouvait pas déranger tout le monde comme ça (même si elle ne pouvait contrôler les événements qui se déroulaient inopinément autour d’elle). De plus, cela ne correspondait pas du tout à sa personnalité plutôt discrète. Elle décida donc de partir trois jours au calme dans un endroit retiré, sur le mont Koya, un site bouddhique entouré de conifères (cryptomerias, ). Sur place, elle réserva une chambre au sein d’un temple qui possédait un petit jardin extérieur avec des nénuphars et quelques beaux lotus. Elle se retrouva donc là un peu par obligation. Elle aurait aimé visiter ce lieu dans d’autres circonstances car elle n’avait pas recouvré tous ses esprits mais le cours des événements s’était présenté ainsi. N’ayant même pas eu le temps de se procurer un guide touristique détaillé du site, elle se contenta de déambuler dans la rue principale, tourna sur la gauche et parvint à un vieux cimetière qui rassemblait énormément de jizô (地蔵 ), des statuettes en pierre dont certaines étaient abîmées, tombées ou juste penchées. Les allées contournaient les grands arbres et l’ambiance était plutôt mystérieuse. Le temps était à la pluie ce qui dégageait une fragrance forestière très saine. Certaines feuilles reluisaient grâce aux gouttes d’eau qui perlaient des hauteurs. Un brouillard dense descendait relativement bas et cachait la cime des arbres. La soirée tombait doucement et commençait à brouiller les perspectives. Pénélope entendait le bruit de ses pas : les brindilles et les feuilles claquaient à chaque enjambée. Elle butait parfois sur certaines pierres ou certains pavés mal ajustés. Elle entendait par intermittence le chant de certains oiseaux qu’elle n’arrivait pas à reconnaître. Elle apercevait tantôt des limaces, des escargots ou des insectes lorsqu’elle se penchait tout près du sol. Soudain, deux silhouettes traversèrent le cimetière tels des fantômes en balade. Elle s’arrêta net et scruta les alentours. Puis, elle entendit des voix qui provenaient d’un peu plus loin. En fait, il s’agissait d’un couple qui venait de rejoindre une rue sur le bas côté du cimetière. Etant donné qu’aucun muret ne délimitait le cimetière les passages pouvaient se faire furtivement de toutes parts. Elle se rassura en pensant que le lieu était touristique et que cela n’avait rien à voir avec de quelconques apparitions spectrales. Le cadre semblait néanmoins parfait pour un film de Hitchcock. A la suite de cette expérience, elle se sentit un peu désorientée, voire submergée par ces nouvelles sensations qui venaient l’étreindre à un moment où elle ne maîtrisait plus ses émotions. En fait, elle était dans une phase où elle n’était plus totalement maître de sa conscience. Quelque chose l’avait envahi, quelque chose la dépassait. Quand la nuit tomba, elle rentra au temple. Elle ne souhaitait voir personne car elle était dans un trop-plein de tout : elle ne pouvait plus cumuler d’histoires à l’intérieur d’elle-même peut-être parce qu’elle n’arrivait plus à passer à autre chose, et tentait juste d’écouler ce qui l’avait fait venir en ce lieu. Un besoin de solitude, un besoin de calme. Un espace-temps qui ferait tampon entre un passé lourd et un avenir plein d’espoir. Elle crut bien faire mais à la veille de s’endormir elle entendit deux personnes s’entretenir derrière les cloisons en bois de sa pièce. Elle crut qu’il s’agissait de deux moines en conversation qui lui faisaient la morale sur ce qui lui était arrivé avec son voisinage. Ils discutaient vaillamment en langue japonaise alors elle ne put saisir intégralement le sens de leur discours. Plus elle tentait de comprendre, plus elle s’enlisait au détour de leurs paroles. Les mots et les phrases courtes qu’elle saisissait résonnaient comme un tambour (Taïko, 太鼓) dans sa tête. Boum ! Boum ! Boum ! Cela devenait infernal. Elle se boucha les oreilles à l’aide des mains mais le bruit était encore trop intense. Elle se sentit soudain prise au piège ! Alors, elle laissa les moines discourir à son sujet… ou serait-ce plutôt son état qui avait déclenché cette abominable scène… Dans un premier temps, les voix se mirent à jaser comme si elles discutaient avec intensité du sort de Pénélope. Puis, comme un accord, elles énoncèrent soudain un verdict en coeur dans les termes suivants : «La vie est brève et il est inutile de la gâcher en de vains combats. La patience et l’humilité sont les maîtres-mots de la réussite. L’orgueil et la méchanceté ne trouveront pas d’issue dans le monde de demain. N’oublie pas ces phrases dans le chemin de la vie ! Sache cependant que le pauvre cœur des hommes n’est pas parfait ». Le lendemain matin, elle prévint la réception qu’elle ne resterait finalement qu’une nuit au lieu de deux. Les démons la pourchassaient encore dans des confins aussi lointains. Avant de redescendre vers la grande ville, elle visita un beau pavillon japonais avec de magnifiques paravents représentant les quatre saisons. Là, son cœur s’apaisa et la parenthèse temporelle qu’elle espérait depuis des jours lui permit de retrouver son calme intérieur. Elle s’assit sur le tatamis les genoux repliés comme si elle allait entrer en prières et contempla la beauté esthétique des fleurs et de la nature qui s’harmonisait en de somptueuses couleurs sur de grands triptyques. De temps à autre, un gardien se présentait dans la pièce et jetait un regard dans sa direction. Soudain, elle eut un moment de panique. Elle ne sut plus comment réagir. Etait-elle trop longue à admirer les peintures ? Pouvait-elle s’attarder plus longuement ? Pensait-il du mal d’elle ? La mesure du temps et des choses lui échappaient plus que jamais alors qu’elle était dans ce pays depuis tant d’années. Comment les événements avaient-ils pus basculer ainsi ? Le geste de trop qui avait fait déferler la vague de la discorde sur elle lui apparaissait si dérisoire : elle se souvenait d’avoir dit à un enfant de faire moins de bruit par l’entrebâillement de sa fenêtre du premier étage. Puis, il lui sembla qu’il était revenu en pleurant avec sa mère en colère qui vociférait des paroles incompréhensibles juste derrière sa maison. Pénélope, surprise, était restée abasourdie par cette situation et n’avait pas osé ouvrir la fenêtre. Elle n’avait fait que s’interroger. Tout s’était bousculé dans sa tête et tout restait cependant aléatoire. Pourtant, depuis ce jour des bruits assourdissants provenaient de toutes parts dès que Pénélope franchissait le pas de sa porte. Jamais personne ne vint cogner à sa porte d’entrée pour une mise au point. C’était étrange. Tout était organisé autour d’elle de façon sauvage et sournoise. Comment aurait-elle pu réagir si ce n’est partir au plus vite dans un lieu où elle retrouverait sa stabilité émotionnelle ? Tout son moi en avait été profondément anéanti comme si ses amarres intérieures avaient lâché, et l’avaient abandonnée dans un océan furieux avant de la laisser partir à la dérive entre deux mondes…

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Pénélope avait pourtant trouvé un moyen de subsister entre deux mondes. Elle se raccrochait aux films de Akira Kurosawa qu’elle visionnait dans sa chambre d’enfant. Elle avait commencé par emprunter à la médiathèque de la ville les premiers DVD du grand cinéaste japonais, puis ceux de Hiroshi Inagaki, Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi, Mikio Naruse… Cette quête lui permettait de retrouver la sentimentalité japonaise et des décors auxquels ses yeux étaient habitués. Là, elle retrouvait son calme. Les dialogues, la rythmique des voix, l’intonation lui étaient familiers. Elle se sentait en symbiose avec cet univers même si elle restait une étrangère aux yeux des Japonais. Durant cette période, elle avait fini pas se constituer un stock personnel d’une quinzaine de films de Akira Kurosawa qu’elle regardait le soir allongée sur son lit. Parfois elle s’endormait durant le film qu’elle regardait pour la énième fois. Puis, elle se réveillait vers deux ou trois heures du matin, fermait l’ordinateur et débranchait les fils. Le duo des acteurs Toshiro Mifune et Takashi Shimura lui rappelait ses deux grandes amitiés japonaises, deux amis inséparables qu’elle rencontrait régulièrement pour s’adonner ensemble à leur passion favorite, la photographie.

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Elle n’eut pas l’occasion de leur faire ses adieux en personne. En fait, leur relation avait été tellement bonne qu’elle ne voulut pour rien au monde leur parler de son problème. Elle les quitta donc sans ternir leur fabuleuse aventure qu’elle plaçait dans le domaine du sacré. 


 Copyright: Catherine Pulleiro / Juillet 2014